Un jeune scientifique indien ressemblant au scribe du Louvre, vient étudier à Paris. Il apprend à déchiffrer la ville et découvre l’amour. Le récit progresse en va-et-vient, entre sa découverte de la capitale française et la vie de sa famille restée à Calcutta. Célia Houdart saisit avec sensibilité et justesse, dans ce va-et-vient et les formes de l’écriture qui s’inscrivent en filigrane (du logiciel LaTeX aux graffitis de Restif de la Bretonne sur l’Ile-Saint-Louis ou la Place des Vosges à Paris), la cohabitation de la beauté et de la violence du monde (la pollution, l’inquiétude environnementale, le sexisme et les violences faites aux femmes, les violences policières, la montée des nationalismes).
Le Scribe, Célia Houdart, P.O.L., 2020.
Extrait du texte à écouter sur Anchor
« Chandra rencontra Klemens sur le pont Saint-Louis. Il prenait l’air du soir en contemplant la Seine. La beauté calme de cet endroit à cette heure et la lumière déclinante sur la pierre et l’eau étaient hypnotisantes.
– Regardez, dit Klemens. Le ciel est couleur
cannelle.
– Presque indien, ajouta Chandra. Ils restèrent un moment sur le pont à regarder
le ciel ocre clair, puis rose et mauve. Derrière eux ils entendaient le claquement sourd des planches de skateurs contre les bords du trottoir. Tchaak… tchaak…
Tout à coup, Klemens dit à Chandra :
– Il faut que je vous montre une curiosité.
– Où ?
– Un peu plus loin. Ils longèrent les quais en remontant vers l’est. Ils dépassèrent la bibliothèque polonaise et s’arrêtèrent quai de Béthune.
À la hauteur d’un grand sophora du Japon dont les branches formaient comme une voûte au-dessus d’eux, Klemens montra à Chandra une plaque commémorant la crue de 1910. Un petit trait horizontal marquait le niveau atteint par l’eau. Puis le vieillard se tourna vers le parapet et écarta ses mains comme pour encadrer quelque chose :
– Vous ne pouvez pas le deviner, mais il y a ici plusieurs pages d’un livre ouvert.
– Un livre ?
– Ce n’est pas une métaphore.
Chandra observa, intrigué, l’endroit que Klemens lui montrait. Il ne vit rien. Il regarda le vieil homme en tâchant de trouver dans ses yeux des éléments susceptibles de l’aider à comprendre ce qu’il lui disait.
Klemens se recula légèrement :
– C’est là
– Je ne vois rien.
Comme il ne faisait plus très clair en effet, Klemens sortit de l’intérieur de son veston son téléphone portable. Il balaya plusieurs fois du majeur son écran de bas en haut, et chercha à sélectionner l’icône de la lampe torche. Il commenta tout bas :
– J’ai de la corne sur les doigts, sur mes sabots de vieux bouc… Ah voilà !
Au même instant, l’éclairage public dont Klemens avait expliqué un autre soir à Chandra qu’il consistait en une suite de réverbères qui étaient d’anciennes lanternes à huile, puis becs de gaz, reconvertis à l’électricité, s’alluma.
– Il n’y avait qu’à demander, dit Klemens ravi.
Je crois malgré tout que ma lampe de poche ne sera pas inutile.
Il commença à promener lentement le long de la pierre le faisceau de lumière projeté par son téléphone. Au bout de son bras levé, il explora chaque portion de parapet méthodiquement, en zigzag, jusqu’à ce qu’il trouve ce qu’il voulait montrer.
– Maintenant vous voyez ?
Chandra reconnut soudain les entailles et les espèces de grilles gravées qu’il avait découvertes une semaine plus tôt en arpentant l’île. Les pierres couvertes de signes. Klemens ne laissa pas au jeune homme le temps de dire quoi que ce fût. Il se remit à parler tout bas, avec ce goût du secret et de la
révélation qui le caractérisait :
– Au XVIIIe siècle, un homme a gravé ici, en les numérotant et les cryptant de diverses manières, les faits marquants de sa vie. Un ensemble de phrases et de mots isolés, difficilement lisibles pour le commun des mortels. Dans l’île, plusieurs parapets sont ainsi recouverts de ses écritures. On peut parfois les sentir en passant simplement la main dessus, comme du braille.
L’auteur fut d’abord ouvrier imprimeur à Auxerre, ce n’est pas anodin. Il se promenait dans le Marais, surtout la nuit. Et il écrivait à l’aide d’une grosse clé son étrange journal, à même les murs, les parapets, la peau de la ville. À la hauteur du numéro 11 de la place des Vosges, au dos d’un pilier on peut lire
– Klemens dessina les chiffres et les lettres devant lui avec son long index :
Chandra essaya de mémoriser cette écriture sans trace.
– C’est son nom ?
– Oui. Nicolas Restif de La Bretonne. Sa signature à cet endroit est sans doute le plus vieux graffiti de Paris. Parfois il n’écrivait qu’un mot pour garder mémoire d’un dîner, d’un malaise ou d’un rendez-vous galant. Ici, voyons voir… : « 30 apr. 1784. – Après sou… (un souper ?) chez M. Lepell… (Lepelletier ?)… »« timor et tremor »… (peur et frisson).
– Une partie est perdue à cause d’une cassure de la pierre… Restif dans sa paranoïa pensait qu’un certain Augé, assisté par des écoliers de la rue Saint-Louis-en-l’Isle, s’ingéniait à gratter ses inscriptions afin de les faire disparaître…
Klemens, déterminé, se pencha à nouveau sur des boucles et des jambages bien sculptés, mieux conservés : « trois dames, dont était la »
– c’est à nouveau illisible – « … elle (belle ?)… ise (marquise ?) ou (exqu ?)… ise… de Mon-ta-lem… (Montalembert) ». On ne sait pas comment cela se termine. Autrefois, je connaissais toutes ces phrases par cœur.
Chandra cherchait lui aussi à compléter les mots, pour résoudre ces drôles d’énigmes. Klemens précisa :
– Restif écrivait partout dans le quartier. C’était une véritable manie. L’île Saint-Louis était son terrain d’élection. Elle lui rappelait, disait-il, l’« île d’amour » de son enfance dans l’Yonne.
Klemens marqua un silence. La nuit était tombée, l’air s’était brusquement rafraîchi.
– Vous voulez que l’on rentre ? demanda Chandra.
Soit qu’il n’entendît pas, soit qu’il ne voulût pas entendre, le vieillard s’essuya discrètement le nez avec un mouchoir plié et il enchaîna, imperturbable :
– Les inscriptions sont parfois vraiment curieuses. Beaucoup sont en latin. Quelquefois, on jurerait une suite de lettres prises au hasard dans l’alphabet et dépourvues de sens. Restif inventait de nouveaux systèmes d’orthographe. Il en avertissait son lecteur au moyen d’une parenthèse au milieu d’une phrase. Parfois il supprimait les voyelles, à la manière arabe, ou jetait le désordre dans les consonnes, remplaçant le c par l’s, l’s par le t. Le t. par le ç, etc., toujours d’après des règles qu’on peut lire dans des carnets que l’on a retrouvés.
Klemens vit que Chandra suivait tout avec attention. Subjugué même. Il ajouta :
– À un moment donné, toujours persuadé que quelqu’un effaçait ses inscriptions, il se mit à les retranscrire sur le papier. Le livre s’appelle Mes inscripcions.
Chandra revint le lendemain quai de Béthune pour revoir au grand jour la découverte de la veille.
Un jeune homme prenait le soleil, yeux fermés, tête sur le côté, allongé sur le parapet à l’endroit précis où les lettres avaient été gravées. Il cachait les écritures. En contrebas, la Seine était brassée par de lents remous qui, à peine formés, semblaient se défaire ou quitter la surface de l’eau pour agir dans des zones plus profondes, ou se reformer un peu plus loin, en aval des piles du pont de Sully.
Chandra, déçu, remonta le quai jusqu’au square Barye. Un jardin à la pointe orientale de l’île Saint-Louis. Une sculpture en bronze représentait Thésée combattant le centaure. Au bout du jardin, sous un paulownia, deux hommes s’embrassaient. L’un avait la tête et le buste appuyés contre le tronc de l’arbre, l’autre tenait ses cuisses contre les siennes, la paume de la main posée à plat sur la main ouverte de l’autre, sur le côté, comme pour le repousser. Des feuilles larges et des fruits – des capsules brunes, pelucheuses, entrouvertes et réunies en grappes – formaient au-dessus d’eux une tonnelle qui filtrait la lumière. L’homme adossé à l’arbre ressemblait à Philippe, le bibliothécaire. Il basculait parfois le haut de la tête légèrement en arrière. Il donnait ses frissons à l’écorce. Son visage était beau, étincelant. C’était lui.
Chandra s’éloigna discrètement. Il vit apparaître sur la fenêtre de son téléphone le nom de Sharmila, avec le message : S.O.S. Ici c’est la fin du monde.
– Vous êtes là ?
– Oui.
– J’ai parlé de vous à mon frère.
– Vous ne l’avez pas trop inquiété, j’espère ?
– Si, un peu.
– Il ne faut pas. Et votre grand-mère ?
– Elle ne change plus l’eau des fleurs.
– Et les mangues, elle les épluche encore, comme vous me l’expliquiez ?
– Non, l’autre jour elle les a laissés moisir. Mais je m’inquiète surtout pour mon père.
– Pourquoi ?
– Hier quand il est rentré… il y avait de l’orage… il a enlevé ses lunettes, il a pris sa tête dans ses mains. Doucement il a dit : « catastrophe… catastrophe »… et il est allé se mettre sous la table.
– Comme un enfant ?
– Oui. Comme un enfant.
– Il devait être sous le coup d’une émotion violente. – Il ne nous a rien dit. »
Le Scribe, Célia Houdart, P.O.L., 2020.
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