Après s’être attaché dans son précédent roman, L’invention des corps, à décrire les réseaux tentaculaires qui irriguent le contemporain, du corps humain au Web, Pierre Ducrozet s’intéresse dans ce roman à l’écologie et au changement climatique, à travers l’histoire de Télémaque, un réseau indépendant constitué de personnalités iconoclastes, en mission aux quatre coins du monde afin de récolter informations, échantillons, témoignages, idées novatrices. La fable écologique se transforme en roman noir mêlé d’espionnage, le tout agrémenté de machinations politiques. L’auteur parvient à nous fait réfléchir aux enjeux qui vont déterminer l’avenir de la planète et celui des générations futures, dans un roman dense, ambitieux, foisonnant d’idées, d’une écriture polyphonique qui parvient à restituer avec justesse « des temps pulsionnels d’accélération. »
Le grand vertige, Pierre Ducrozet, Actes Sud, 2020.
Extrait du texte à écouter sur Anchor
« Quand les portes battantes de l’aéroport de Nairobi, Kenya, s’ouvrent, c’est un vent âpre et sec qui l’attrape. Elle voit la pancarte sur laquelle est écrit : June. Oui c’est moi, dit-elle dans un sourire à l’homme de taille moyenne, au visage d’une grande précision, noir cassé, qui lui sourit. Il prend sa valise, elle le laisse faire. Je m’appelle Caleb, dit-il. Enchantée. Elle ne demande pas où ils vont, la voiture démarre.
C’est une suite de lotissements serrés, de toits en tôle et de chemins qui se perdent, de tours là-bas, hautes, puis de moins en moins, June ouvre la vitre, l’air chargé de terre, de piment et de poussière entre dans l’habitacle. Elle observe le regard calme du chauffeur, qui ne semble appuyer sur aucune pédale et ne se préoccuper de rien, alors qu’autour de lui tout tremble. Une folie de voitures, de motos, de vélos, de vendeurs ambulants a pris d’assaut le taxi noir immaculé, Mercedes cabossée des années 1990 dont l’étoile centrale a depuis longtemps disparu, qui glisse et cahote entre les obstacles. Bientôt la route devient lisse, une deux voies, odeur d’asphalte fraîche dans le calme retrouvé. June ferme les yeux.
Elle s’extirpe très doucement du sommeil et du rouge partout l’attend. Plus de ville, de bâti, de passants, mais des étendues planes sous un ciel minéral. On est où ? Au nord, dit Caleb. Vous pouvez étendre le siège, vous savez. Appuyez là, sur le côté. Voilà. Vous serez mieux. Elle glisse un œil par la fenêtre. Les roches se sont emparées de l’espace.
Ça dure longtemps. June se penche vers le siège avant.
— On arrive quand ?
— Demain, dit Caleb. On va jusqu’au lac.
— Le lac.
— Oui, Turkana, dit-il d’une voix douce qui semble venir de plus loin que lui. Regardez.
Il lui tend son Samsung. Elle observe le petit point bleu qui se déplace sur la route en direction du nord.
— Et on va là, sur la rive ouest, dit-il.
June lui sourit. Il a des mains grandes.
— Si vous avez besoin de quoi que ce soit vous me le dites, dit Caleb dans un parfait anglais.
— C’est adorable, tout va bien.
La lumière, toujours aussi crue, décline lentement au-dessus des étendues vaines. Le rouge tourne au rose brûlé, un rose d’épines d’Ispahan, un rose froid qui plaît à June. Longtemps c’est elle qui décidait où elle partirait le soir, le lendemain, ce qu’elle mangerait, où elle dormirait. Aujourd’hui elle est décidée. Elle l’est depuis plusieurs mois à vrai dire, et elle aime plutôt ça. Le reste lui manque quand même, bifurquer, contourner, faire machine arrière, mais ce qui l’apaise profondément, c’est de ne plus devoir prendre toutes ces décisions, constamment, chaque minute (elle se souvient d’avoir lu que nous prenions en moyenne 35 000 décisions par jour : c’est beaucoup trop pour elle), ça l’épuisait, alors elle reprend des forces en ce moment, sur ce cuir doux, devant ce paysage par la vitre – pour dormir, elle a compris, elle peut allonger le –
— Caleb, vous avez faim ?
— Vous oui, je m’arrête avec plaisir. Dans trente kilomètres, il y a un restaurant.
Au centre de l’immense assiette de frites, un poisson fume. Elle y plonge. La chair blanche lui caresse les parois de l’estomac. Trois routiers égarés portent leur fourchette à leur bouche sous la tente qui claque au vent. On repart. Dernières lueurs au loin. Elle baisse encore un peu son siège. La voiture file en silence.
Quand en pleine nuit elle se réveille, une paix immense l’envahit. Elle se redresse, guette les ombres, il n’y en a pas. Tout va bien ? Oui, dit Caleb. J’aime bien conduire la nuit. Je pense. Moi aussi, elle dit. Elle passe une main sur son crâne ras. Souvent je pense à ça, dit June. Une boule, une grande boule. Rien dedans, à part moi. Je peux toucher les bords. Dedans c’est jaune partout, je sais pas comment le dire autrement. Je me mets dans cette boule et j’oublie tout. Je tourne. Parfois des manchots viennent me voir, mais assez peu finalement. Je griffe les bords de la boule qui sont faits d’une matière molle et sucrée. Je voudrais que plus personne ne parle, plus jamais, je voudrais rester là pour toujours. Et là quelqu’un parle et la boule s’évapore. Je comprends, dit Caleb. C’est à peu près pareil pour moi je crois, mais avec d’autres formes. Vous voulez vous arrêter pour un café ? elle demande. Non, vous inquiétez pas, j’ai un thermos au cas où. Reposez-vous. June ferme les yeux et rejoint la boule, puis c’est l’aube déjà, elle a les jambes percluses, ils s’arrêtent un moment sur le bord de route, on distingue une forme au loin, un coyote peut-être, ou peut-être rien. Elle est dehors maintenant et elle étire ses jambes. On entend les bords du monde qui craquent. Caleb fume une clope au-dessus d’un café, accoudé à une des tables d’un kiosque. Des nappes de chaleur qui semblent d’huile s’élèvent au loin. On remonte dans la voiture et on repart. Peut-être trois heures plus tard, alors que le soleil est haut déjà, Caleb dit on est arrivés. Il gare la voiture sur le côté de la route. Il n’y a rien, que du rouge partout, sur les côtés, dessus, qui les brûle. Un air chargé d’éclats de grès et de poussière entre dans les yeux de June. Et là on fait quoi, elle demande. On attend, dit Caleb, quelqu’un va venir. Elle aime écouter sa voix. OK, je me rassois à l’intérieur alors, dit June. Il fait plus chaud encore dedans et elle compte les minutes. Une forme se dessine au loin. Quelqu’un descend d’une voiture. La femme échange des mots avec Caleb, qui dit à June de venir. Vous allez finir avec elle. C’est juste à côté. Merci beaucoup, dit June à Caleb, en attrapant son sac. La femme lui tend la main. Moi c’est Kyra. Et la voiture file déjà.
Elles plongent plus avant dans le désert, les roues se heurtant aux petits cailloux et aux plaques de granit. »
Le grand vertige, Pierre Ducrozet, Actes Sud, 2020.
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