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En lisant en écrivant : lectures versatiles #74

Hugues Jallon raconte l’effondrement psychique d’un personnage pris entre des crises de panique et des accès de dépression, ravagé par l’emprise destructrice des logiques de marché, du libre-échange, du capital. C’est dans sa forme poétique et diffractée que ce roman parvient à saisir et dénoncer cette crise générale que nous traversons, en l’abordant d’un point de vue intime, s’opposant à l’uniformisation de la prose du monde, à la standardisation à laquelle l’économie nous condamne. En déstructurant son récit en différents fragments qui se font écho, Hugues Jallon parvient à le faire imploser de l’intérieur, par la variété de ses formes, qui oscillent entre récit et vers libres, évocation historique et considérations économiques, jusqu’à l’explosion de la scène finale qui offre une perceptive radicale. Le Capital, c’est ta vie est un livre puissant qui propose un récit alternatif à la grande fiction que le néolibéralisme nous impose.

Le capital, c’est ta vie, Hugues Jallon, Verticales, 2023.


Extrait du texte à écouter sur Anchor




« Car enfin comprendras-tu ? Comprendras-tu qu’il n’y a aucun endroit où aller ? Il n’y a pas de refuge, il n’y a pas de point où diriger ta fuite.

*

Il y a seulement la foule qui tourne en tous sens, elle piétine plus nombreuse en dépit du soir qui tombe, une masse pareille de gens, affairée, réjouie en dépit de la pluie froide, c’est Noël qui approche, ou bien alors c’est le premier jour des soldes, comment savoir, des lumières de tous les côtés, des guirlandes, des sapins argentés alignés sur le trottoir au centre de l’avenue piétonne, c’est très large à cet endroit depuis les travaux d’aménagement, l’odeur très forte de châtaignes ou de marrons grillés, maintenant, nous sommes là tous les deux arrêtés sous l’auvent à l’entrée des Galeries, la foule se presse le long des vitrines animées, il y a du monde qui encombre la chaussée, parcourant les pavés roses, beiges et clairs, des mélodies de Noël, on se croise dans le vent glacé, tous ces parfums, et puis il y a des types, des jeunes, pas nombreux, qui ne bougent pas, ils restent là, qui traînent au milieu avec leurs chiens, gênant un peu le passage devant chez l’opticien, sur des morceaux de carton ou des sacs plastique, dans l’odeur de bière, et toi, toi, je vois bien que tu n’en peux plus, tu fouilles dans ton sac à main maintenant, sans doute pour retrouver ton porte-monnaie, le ticket du parking à l’intérieur, accroupie, pliée sur ton sac posé sur tes genoux, tes mains qui retournent tout à l’intérieur, tu n’écoutes plus, tu ne fais plus ­attention à ce qui se passe autour de toi, les passants qui enjambent tes sacs posés à côté d’elle, une dispute qui commence avec le type du kiosque pas loin, et moi qui te murmure quelque chose à l’oreille, je te relève comme ça, avec délicatesse, comme je peux, je te tire à l’écart du flux des passants, dans un recoin vers le bord du trottoir, penché sur toi, je te tiens la main serrée, tu te touches le front à nouveau, tu te sens un peu étourdie, là où nous sommes, nous gênons le passage, le spectacle des vitrines nous éblouit comme elles éblouissent toute chose, il y a la foule indifférente qui passe et repasse devant, derrière nous, et toi qui me regardes, tu oublies une minute tes chaussures qui te font mal et cette douleur en bas du dos, tu me regardes, tu cherches mes yeux qui se dérobent un peu, qui s’attardent maintenant sur les pavés, je proteste en souriant, j’embrasse tes cheveux, je replace délicatement une petite mèche derrière ton oreille, tu écoutes ma voix ferme, assurée.

— Ce canapé, regarde, je ne veux pas qu’on regrette, écoute-moi, écoute-moi, j’ai vérifié, il est en soldes, enfin presque, une sorte de solde pour le modèle d’exposition, on peut payer en six fois et sans frais en plus, c’est une petite folie, je sais, mais ça ne représente pas grand-chose chaque mois, l’équivalent de trois sorties, et tu me connais, je peux négocier une petite remise supplémentaire, tu me connais, alors, tu es d’accord ? Qu’est-ce qui t’arrive ? Parle-moi, dis quelque chose, tu as l’air…
Et toi, terrifiée, tétanisée, bousculée de partout dans le passage, comme si tu partais en morceaux, des bouts de toi-même qui s’effritent et qui tombent par terre, tu ne peux plus bouger, au fond tu aurais envie simplement de laisser aller les choses, qu’elles se fassent, qu’elles se décident sans toi, arrachée à cet état d’agitation, de stress qui monte dans tes jambes, oui, qu’on t’abandonne au bord de la route, comme ça, sur le bas-côté avec tes larmes, que tu puisses oublier tous ces phares qui te crèvent les yeux, te coucher dans le fossé, te laisser glisser sur l’herbe mouillée, t’engloutir dans ce torrent d’eau sale et visqueuse.
Mais non, tu souris, voilà, tu opines, c’est fini, tu as cédé, regarde, tu es heureuse, nous voilà à l’unisson, je t’embrasse à nouveau, je te serre fort dans mes bras, un bref moment d’extase où tout semble s’arrêter autour de nous et puis le monde qui se remet en marche et de ­nouvelles images naissent en nous, qui ressemblent déjà à des souvenirs, ce canapé, tu le mettrais vraiment à droite en face de la fenêtre, si près de la table ? et la lampe de ta mère ? et le chat ? il faut y penser, à tous les coups il faudra lui couper les griffes sinon, le canapé, ou bien le protéger avec une couverture ou un drap, ce serait dommage, un si beau canapé…
Ce canapé, il est là, il commence déjà à s’imprimer dans notre vie comme une grande chose qui fixe, qui ordonne d’un seul coup autour de nous le décor de nos caresses, de nos jambes fatiguées, de nos larmes, là où survit cet amour qui fait le tout de l’existence.

*

Si bien qu’il y a un marché pour toute chose en ce monde, pour ce qui se trouve sur terre et dans les airs, dans les mers, pour toute chose qui est là et pour tout ce qui arrive et tout ce qui pourrait arriver dans l’avenir et tout ce qui se passe dans tous les organes du corps et dans les tréfonds de l’âme, du début jusqu’à la fin de ma vie
le marché des frites congelées
le marché des mères porteuses
le marché de la liquidité interbancaire
le marché du cobalt
le marché du divorce
le marché des produits dérivés
le marché des droits à polluer
le marché des assurances
le marché des pur-sangle marché de l’emploi des jeunes
le marché de la dépression
le marché de la méthamphétamine
le marché du cannabis
le marché du gaz
le marché des organes
le marché de la fin de vie
le marché des produits ménagers bio
le marché des familles monoparentales
le marché de la préadolescence
le marché des produits pétroliers
le marché du sexe tarifé
le marché de l’audit
le marché du logement
le marché du conseil en prospective
le marché du voyage et de l’évasion
le marché du sommeil
le marché de l’attention
le marché des vélos d’occasion
le marché des voitures neuves électriques
le marché des embryons animaux
le marché de l’espace et des corps célestes
le marché du taux actuariel
le marché des rencontres amoureuses
le marché du kiwi
le marché des loisirs créatifs
le marché conjugal
le marché du nettoyage à domicile
le marché des droits de pêche
le marché des devises
le marché de l’outplacement
le marché du jardinage particulier
le marché des taux d’intérêt à moyen terme
le marché des produits nucléaires
le marché de la garde d’enfants
le marché du crime
le marché de la beauté
le marché de la formation
le marché du lithium
le marché des swaps
le marché de l’aide à domicile
le marché des opiacés et antidouleurs
le marché du sextoy
le marché du soutien scolaire
le marché de la truite fumée
le marché du jouet
le marché de l’amitié et des nouvelles rencontres
le marché des valeurs technologiques
le marché des vaccins
le marché de la plaisance
le marché de l’emploi universitaire
On n’arriverait certainement pas à terminer un jour la liste, si bien qu’on se dit sans exagérer à la fin que le marché est devenu la seule catégorie qui permet ­d’­appréhender le monde dans son entier, le marché c’est le monde et le monde c’est le marché, pour ainsi dire le monde est tombé dans le marché, le marché est tombé sur toute chose, et dans un article resté célèbre, publié dans le Journal of Economic Perspectives en 1991, quelques mois avant l’effondrement définitif de l’Empire soviétique, le Prix Nobel Herbert Simon conçoit qu’un visiteur imaginaire venu de Mars, approchant de la Terre équipé d’un télescope susceptible de révéler la nature des structures sociales surdéterminées par le marché (en rouge) ou non (en vert), ce visiteur, estime Simon, enverrait un message chez lui décrivant de « grandes zones vertes interconnectées par des lignes rouges, et non un réseau de lignes rouges connectant des taches vertes ».
Mais revenant trente ans plus tard, le visiteur de Mars apercevrait une tout autre planète, rouge vif, où le marché a pris toute la place, eh oui, ça frotte, c’est dur, on perd parfois ses repères, les prix fluctuent, s’envolent, c’est l’affolement, ou bien les choses perdent brutalement toute leur valeur, tout s’effondre et on lâche prise, c’est la panique, mais dans l’ensemble, ça marche, chaque jour quand tu sors dans la rue, c’est cadré, tu arrives toujours à négocier ta place dans ce monde, tu sais où tu vas, tu as des projets, tu es prêt à rebondir, tu es à l’écoute de ton désir, tu stabilises tes préférences, tu en as besoin pour conduire ta vie.

*

À propos de l’édition anglaise de son traité, qui portera finalement le titre de Human Action, Ludwig von Mises écrit au directeur des Presses universitaires de Yale, en décembre 1944 : « Mon but en écrivant ce traité est de fournir une théorie compréhensive du comportement économique […] et de me confronter aux objections issues de plusieurs approches : éthique, psychologie, histoire, anthropologie, ethnographie, biologie — qui ont été soulevées contre la pertinence du raisonnement économique et la validité des méthodes appliquées par les économistes de toute école et tradition de pensée. Seul un tel traitement exhaustif de toutes les objections peut satisfaire le lecteur et le convaincre que l’économie est une science riche de savoirs et capable de guider sa conduite. »
En juillet 1927, von Mises est dehors, dans les rues, il entend les tirs de fusil et de mitrailleuse, il voit les cadavres dans les rues de Vienne lors de l’incendie du Palais de justice, des émeutes ouvrières réprimées dans le sang à son grand soulagement, lui qui déteste tant le communisme, avant de fuir le nazisme dix ans plus tard quand il voit son appartement dévasté par ces hordes de brutes, et comme Rappard à Genève, il venait de créer son propre institut à Vienne, sa ville, l’Institut de la Conjoncture parce que, qu’elle soit heureuse, triste, dramatique, délicate, difficile, grave, pénible, terrible, tragique, agréable, favorable, lointaine, accidentelle, fatale, imprévisible ou particulière, la conjoncture ce n’est pas autre chose que la vie même, des désirs qui sans cesse s’accordent et se désaccordent, comme il le répète sur tous les tons dans son imposant traité sur l’Action humaine, von Mises croit toujours à la liberté, à la seule liberté de l’homme, en somme la liberté de l’action humaine qui « s’occupe de l’homme dans son action, non de l’homme changé en plante et réduit à une simple existence végétative ».

*

Ne t’endors pas, ne passe pas à côté, fais quelque chose de ta vie. »

Le capital, c’est ta vie, Hugues Jallon, Verticales, 2023.

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