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En lisant en écrivant : lectures versatiles #3

Une forêt c’est ainsi qu’Ariane Jousse désigne son premier livre, La Fabrique du rouge, entre conte, prose poétique et roman. La force de ce texte est précisément dans cette volonté d’écrire un texte au-delà des genres, qui invente son propre territoire : un labyrinthe dans lequel s’égarer, perdre ses repères, dans des chemins qui se déplacent en même temps que la marche. Une série d’errances à travers la forêt qu’est devenu le monde. Un texte poétique sur les chemins du rêve et de l’exil.

La Fabrique du rouge, Ariane Jousse, Les éditions de l’Ogre, 2019.


Extrait du texte à écouter sur Anchor




« elle, la femme

De retour dans l’appartement, méthodique.
Passa devant les photos, vida les armoires, déchira les photos.
– S’imagine parlant à une amie, dans longtemps : Cinq ans au moins qu’on s’est quittés, si tu savais comme je respire, ce serait bien. Le dit à voix haute dans la pièce vidée de ses meubles : Si tu savais comme je respire.
Il y a beaucoup d’écho, mais l’amie n’est pas là, n’existe pas encore.

Et elle – fait un carton, avec les seules affaires très peu à sauver des flammes qu’elle fera jaillir dans le jardin, pour dire adios adios le cœur léger.

Ainsi libre.
Libre et désirer.

Désirer –
à Naples, la bruine mêlée de fuel
à Tours, l’eau bouillonnante de la Loire au pied des maisons blanches
à Achères, dans la grande gare industrielle, les dizaines de rails et les trains abandonnés – depuis le RER, guettés, scrutés douloureusement


Désirer –
à Naples, le rouge l’air chaud la violence folle du regard et les rires
Naples où marcher des heures, Mergellina puis via Posillipo, avec la mer en bas, Capri au loin,
et l’île secrète cachée derrière Pozzuoli.

La somme –
pas cinq : seize ans de grande angoisse, pas d’improvisation.

Discothèques à Copacabana, à Capri. Elles s’y sont beaucoup perdues d’abord, beaucoup amusées ensuite, puis elle est restée seule, puis elle arrive à Marseille car la ville lui fait penser à Naples, mais moins tragique, moins consciente d’elle-même et moins fière de sa force.

Le temps passe et je ne vis nulle part, avait-elle écrit à son amie alors qu’elle restait à Copacabana ou Capri, disant encore :

Je ne sais pourquoi, je rêve de Naples.

– Naples où elle n’avait pourtant vécu que dix jours, pour des vacances même pas réussies. Question de choses qu’elle n’arrive toujours pas à faire, parce qu’aucun levier ne se présente à elle pour le moment, ou qu’elle ne sait pas quel levier actionner. Il semble qu’ici le langage ne soit d’aucune ressource.

À Marseille, dans sa chambre aux murs jaunes, qu’elle a joliment meublée : tapis roumain des Maramureș, bibliothèque remplie de ses livres préférés
dans sa chambre qu’elle a du mal à ranger –

Là, elle se sent devenir heureuse.


Que le langage même dans ses usages les plus radicalement étranges ne soit pas un levier suffisant, n’opère pas de réversibilité et laisse des lieux en complète jachère – cela même finira par la galvaniser, l’électriser.

Le soleil est partout ailleurs, baigne Marseille – il couvre les épaules, distille l’envie de danser et d’inviter à danser toute belle fille et tout beau garçon.

Aller brut dans cette torpeur compacte et brume de l’eau qui s’évapore à la surface de la mer.


Un soir,
il commence à pleuvoir et tout devient doux ;
elle est assise sur un rocher, dans la calanque de Niolon.

Alors elle respire,
tout le paysage semble concentré dans le bruit de la pluie.

Il faudrait aller plus loin dans la mer,
et le hasard tout à coup donne feu en elle.

L’intérieur de sa tête est une superposition de plaques de couleur, qui forment un vitrail quand on les voit ensemble, de loin.

Il y a :
Les lieux honnis, Prague et Florence, Londres, vert pâle et propre du duomo et blanc parfait ou marbre ;
Le vert des Maramureș des villages roumains près de l’Ukraine, que traversent charrettes et convois de bêtes – vert tendre à profusion ;
Le blanc, le blanc cassé et le beige, c’est la vallée du Loir, les maisons enfoncées dans le calcaire à La Chartre ;
Le gris ardoise c’est l’orage sur le Loir, après Poncé, grêle sur la route et grand calme à conduire au hasard, dans le plus grand des dangers.
Le vert c’est encore un orage, à la chapelle Sainte-Cécile cette fois, près de Château-du-Loir, chemin boueux de presque montagne emprunté un jour de mars pour fuir cette averse – alors que l’amie était à Paris, lui écrivant un mot allemand qui voulait dire précisément la tension folle de l’air après l’orage – alors vert fou, oui, quand on arrive à la chapelle tout en haut et que la pluie cesse, tout l’air chargé qui vient au visage, au nez, dès que l’on ouvre la portière.
L’indigo à Tours, ou plus justement – en pensant à Tours. Couleur qu’on ne voit presque plus sur le vitrail.

Et rouge –

Rouge délabré, royal
sur les murs de Pompéi, sur ceux de Naples. Couleur du curniciello et santons pour touristes, via San Gregorio Armeno.

Maintenant, briser les vitres d’autres couleurs :

Je veux creuser quelque chose, une galerie,
être au milieu du rouge, au plus près de sa violence,
tout voir, tout sentir – et apprendre à étreindre.


À Naples , la bruine mêlée de fuel –
J’arrive, oui, et dès la sortie de l’aéroport, bus pour la piazza Garibaldi, ampleur, chaleur folle. Un vendredi soir, passé vers le port par les ruelles les petites places et les forêts de fils électriques puis ciels d’antennes, par-dessous nous et partout à côté.

Quel animal tu es ici ma petite, guidée seulement par ton désir aveugle d’avancer jusqu’à la prochaine rue qui te rapprochera de la mer
ta robe aussitôt collée à ta peau par la sueur
front trempé, nuque humide,
brutale et satisfaite.

Puis dormir.


la horde

Et dans ma chambre jaune, soudain c’est la forêt qui s’avance.

C’est un froissement très doux, gris perle,
aussi subtil que sont en ma mémoire les gestes que tu penchais sur moi la nuit
bruit très ancien
par quoi tout s’ouvre.

Arrive alors, venant de la porte pour se diriger vers la fenêtre, une faune étrange

– de stupéfaction me voilà dos au mur, accroupie sur mon lit.

Bouches closes de toutes ces bêtes aux regards longs, longuement posés sur moi. Et quand elles me dépassent elles détournent la tête,
abaissent leurs paupières pour franchir la fenêtre,
lèvent patte après jambe –

L’appartement éventré par leur visite, le tapis seulement un peu dérangé, la fenêtre ouverte qui laisse entrer le grand froid.


L’une après l’autre, les bêtes tombent dans le vide
biches, cerfs, faons, renards, sangliers.

Seule la grande chouette blanche a pris son envol, n’est pas tombée.

Je n’ose pas regarder.
Je reste longtemps sans bouger.

Qu’est-ce qui m’a traversée
pour que mon ventre soit ainsi retourné
pour que je reçoive de l’air autour de moi la vive impression d’être fortifiée, vigoureuse

pour que mon ventre soit ainsi – à l’air libre,
et que sa matière, vie immense, devienne si totalement réversible ? Un fil seulement le relie au reste de mon corps, pour l’empêcher de partir, d’aller se disperser ailleurs.

La traversée des bêtes sauvages
me coupe le souffle
me laisse vacante.

Selva libera, vacante,
où résonne encore le cri strident de la chouette.

Khraik
khraik
– puis me laisse. »

La Fabrique du rouge, Ariane Jousse, Les éditions de l’Ogre, 2019.

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