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En lisant en écrivant : lectures versatiles #17

Monologue poétique composé de quatre chants, le récit non chronologique de Corinne Lovera Vitali décrit une série d’expériences traumatiques d’une femme à la découverte d’elle-même, entre l’enfance et l’âge adulte. Son expérience répétée du couple est celle d’une coupure, elle se retrouve dans « l’incapacité à vivre avec quiconque sur la durée de ce qu’est la vraie vie celle où on est présents au présent continûment. » Sa sexualité est marquée dans sa chair par la brutalité des hommes qui transforment leur peur en violence, en abus de pouvoir. Cette agressivité se dénoue dans le flot, en apparence désordonné, de cette prose cadencée qu’aucun signe de ponctuation ne vient interrompre, restituant avec justesse et sensibilité, la complexité du désir, d’un rapport à soi décomplexé, la conquête de sa liberté.

Coupe-le, Corinne Lovera Vitali, Éditions MF, 2021.


Extrait du texte à écouter sur Anchor




« Tout le long de l’année qui vient enfin de se terminer à la nuit tombée j’ai souvent pensé à Bree Daniels elle est assise dans sa cuisine plongée dans le noir les pieds nus sur la table où brûlent des bougies elle fume un joint elle boit un verre de vin et elle chante à voix basse elle chante pour elle même je crois que c’était une sorte de chant sacré je crois que je pourrais le chanter mais bien que j’aie vu ce film plus d’une dizaine de fois et bien que ce soit le seul film que j’ai vu plus d’une dizaine de fois chaque fois que je la vois dans son rituel du soir contre l’angoisse j’oublie si Bree a déjà rencontré John Klute je crois qu’elle l’a rencontré mais qu’elle n’a pas encore capitulé elle n’a pas encore eu assez peu elle essaie encore d’être forte seule.

Plus j’ai vu ce film plus j’en ai bouleversé la chronologie j’en ai gardé le son j’en ai perdu les mots je n’en ai jamais oublié les images qui sont passées de peinture à gravure dès la première vision elles sont restées intactes jusqu’à cette année sans qu’aucune analyse ni aucun recul ne soient possibles je suis restée enfermée dans une caverne avec les gravures de Klute sur la paroi pendant plus de quarante ans après l’avoir vu pour la première fois lorsque je n’avais que onze ans je suis restée aussi sidérée que la première fois je suis assise dans le noir muette à côté de mes parents muets mon père garde sa cigarette à la bouche tout le temps de la projection ma mère proteste faiblement au début du film mais mon père dit que je ne comprends pas ce qui se passe ce qui est aussi vrai tout se grave dans mon cerveau sidéré y compris la devanture du cinéma le mur est blanchi avec des inscriptions peintes en bleu comme pour un restaurant de poisson nous sommes au bord de la mer il y a eu une erreur mais les années soixante-dix sont dans la vie ce qu’elles sont dans Klute qui ne s’appelle pas Bree elles sont libres et dangereuses à la fois au lieu de n’être plus que dangereuses, comme les années de maintenant.

Bree est une femme extrêmement séduisante et intelligente et apeurée elle vit seule avec un chat elle va parler quelquefois avec une femme plus âgée qui porte un chignon tandis que Bree a les cheveux coupés très courts elle est actrice mais elle fait le métier de faire l’amour avec des hommes qui sont des clients elle est apeurée d’une façon qui ne semble pas reliée à l’amour qu’elle fait avec les hommes qui sont des clients mais reliée à cet appartement où elle vit seule avec le chat son téléphone sonne pour qu’elle donne rendez vous à ses hommes il n’est pas question de sa famille ni de ses amis le chat n’est pas très affectueux non plus puis John Klute arrive et Bree se moque de lui mais Klute est patient il n’est pas comme les autres hommes il ne serait certainement pas un client il parle très peu il dort d’abord dans un lit pliant dans la cave qu’il a louée en dessous de chez Bree puis il dort dans le fauteuil de Bree il surveille son toit qui est une verrière parce qu’un homme qui a été un client cherche à tuer Bree après avoir brutalisé et tué d’autres femmes Klute n’est pas en colère lorsqu’elle le repousse cela ne change rien à son sentiment il va arriver à sauver Bree il va la sauver ce qui est prouvé à la fin par le déménagement de Bree et un vêtement nouveau qu’elle porte et un sourire qu’elle a pour Klute qui va vivre avec elle c’est ce que je comprends depuis la première fois que je vois ce film qui imprègne ma vie jusqu’à la fin de l’année qui vient enfin de se terminer ma vie ne s’est pas terminée.

Je croise parfois Bree dans la rue elle est toute menue désormais elle ne tient pas ses cheveux qui sont très blancs elle porte des lunettes en écaille noire et un rouge à lèvres rouge baiser elle me sourit en grand comme le font les femmes comblées elle tient le bras de Klute elle est pelotonnée sous une des ailes de Klute qu’elle doit connaître par cœur elle s’agrippe à ses biceps comme on s’agrippe à un morceau du corps de la personne qu’on aime de façon que chaque pression empêche d’oublier l’espace d’un coup de chance inouï qu’on a eu de s’être trouvés et de ne pas s’être perdus je souris moi aussi à Bree mon sourire et moins plein j’ai conscience qu’il ne découvre pas mes dents et qu’il est asymétrique seul le petit zygomatique de gauche travaille seule une moitié de moi sourit c’est celui de me sourire que j’utilise le plus souvent désormais c’est le sourire clin d’œil à cette chance que je vois passer et c’est de sourire pour soi seul il est peut être triste je sais bien ce que Bree me dit en me souriant je doute qu’elle sache ce que je pourrais lui dire elle ignore tout du film qui a imprégné ma vie jusqu’à la fin de l’année qui vient enfin de terminer ma vie ne s’est pas terminée je n’ai pas rencontré Klute et ma vie loin de se terminer revit car j’ai fini de regarder les hommes comme je le faisais jadis car jadis je regardais les hommes en cherchant Klute mais depuis cette fin d’année et à présent je ne regarde que leurs cheveux leurs dents leurs ongles les pores de leur peau une fois que j’ai croisé leur regard je regarde leur peau et je n’attends pas de surprise je ne parle pas des garçons et je ne parle pas des pères je regarde la peau des hommes clients à l’œil expert ils ne sont plus des garçons depuis longtemps ils sont parfois devenus pères mais même devenus pères certains ne le sont pas ils restent coincés hommes-clients ils n’ont pas de peau de klute ils n’ont pas d’odeur de klute car une odeur de klute sort par le col de chemise et au début sent savon ou lessive et sueur bonne au nez mais finalement une odeur de klute sent la peau seule or ces hommes n’arrivent pas à changer de peau or ces hommes n’essaient même pas ils sont collés à leur peau d’hommes-clients comme les animaux sont collés à leur peau mais les animaux n’ont pas le choix j’offre le choix à ces hommes maintenant je peux les faire échapper de leur peau maintenant il est certain que ces -clients méritent d’être libérés il est évident que seule la peur les libèrerait je peux les y aider. »

Coupe-le, Corinne Lovera Vitali, Éditions MF, 2021.

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