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En lisant en écrivant : lectures versatiles #67

Les corps flottants sont des fragments du corps vitré, taches qui se déplacent avec les mouvements de l’œil. Dans ce récit, ils prennent différentes formes, tour à tour tâches, cigarettes, cicatrices ou fantômes. « Toute cette vie passée dans la fumée du rêve. Ne se souvenir de rien, si invraisemblablement peu. » Jane Sautière évoque son adolescence à Phnom Penh au Cambodge entre 1967 et 1970. Elle décrit les bruits de la nuit, la touffeur tropicale de la forêt. Les gens qu’elle y côtoie. Camarades de classe, premières amours. L’éveil du désir dans ce pays qui va sombrer. Les massacres perpétrés par les Khmers rouges. Un livre sur la mémoire, ce qui a été vécu, en partie oublié, l’expérience de sa propre disparition, qui avance par bribes, en acceptant les aspects aléatoires et fragmentaires de la mémoire. La survivance « de ce qui aussi a été là, sans retour possible, mais présent et fragile, nous laissant incertains. »

Corps flottants, de Jane Sautière, Verticales, 2022.


Extrait du texte à écouter sur Anchor




« Le chemin vers le lycée Descartes. De chez nous, près du marché central, sortir de l’immeuble, prendre à droite, puis tout de suite à gauche, puis longuement tout droit, puis à gauche. Dans la même rue, mais à droite, le Cercle (nous l’appelions comme ça, c’était le club sportif khmer), le lieu des jeunes, expatriés ou Khmers de bonne famille. On s’y retrouvait autour de la piscine entourée de colonnades (et de fleurs de bougainvilliers ?). Il y avait un bâtiment à l’étage duquel se tenait un café, qui était presque exclusivement le nôtre.

L’hôtel de luxe (face au lycée ? plus à gauche ?) dont je ne me souviens plus du nom. Le Royal ? On disait que Jean Lacouture y séjournait pendant ses reportages sur le Cambodge.

Du lycée français, si peu aussi. Un arbre magnifique, un flamboyant couvert de fleurs fuchsia, une grande pelouse, un terrain de sport. Un bâtiment de trois niveaux, une galerie à colonnade s’ouvrant sur les étages des salles de cours. Au rez-de-chaussée, une galerie en arches. Est-ce possible qu’il n’y ait pas eu de vitres aux fenêtres ? Je n’ai jamais eu le sentiment d’enfermement comme dans les salles de classe en France.

Je venais d’une école privée, j’ai dû passer un examen pour pouvoir entrer dans le lycée français, c’était une grande inquiétude (si je ne réussis pas, où étudier ?) et comme une humiliation (la vengeance du public sur le privé). Pour augmenter mes chances, et aussi pour me punir d’avoir été surprise à fumer une Winston de ma mère sur le balcon, j’ai été inscrite à des cours de rattrapage dans une institution catholique. Le curé (un Blanc) était sale et puant, il nous enseignait Polyeucte avec une sorte de fébrilité, sa bouche sentait le jeûne prolongé. Peut-être n’était-il pas un illuminé, mais un de ces malades permanents du Cambodge (les fièvres, les diarrhées, parfois inguérissables).

Nous étions mélangés au lycée Descartes, Khmers et Français. En général, les Khmers étaient issus de très bons milieux. Antonia était parmi ceux-ci, fille d’un ministre que j’avais eu la grande surprise de voir jouer dans un film de Norodom Sihanouk. Je me souviens d’elle, toujours flanquée d’un ami aussi grand et lourd qu’elle était petite et menue. Il la taquinait tout le temps, elle sautait pour le gifler, découvrant le bas de son panty en dentelle. C’était comme un dessin animé, un Titi et Grosminet légèrement tragique. Lui, tel un Cyrano, amoureux camouflé derrière ses provocations, recevant chaque gifle comme le seul et inestimable cadeau de la minuscule aimée. J’ai retrouvé des traces d’Antonia sur Internet via un site consacré aux procès des Khmers rouges. Il faudra revenir sur cette dissolution de nos années de jeunesse (ce qu’on imagine que doit être une jeunesse).

Nous avions des cours d’histoire khmère. J’ai encore mon manuel. On disait que notre prof était opiomane et que son cyclo l’attendait à la sortie du lycée pour l’emmener dans une fumerie. Il s’était marié avec une femme khmère. Donc, un déclassé. Il était lointain avec nous, probablement sans illusion sur l’importance que nous accordions à cette matière qui importait peu pour notre scolarité. C’était un homme érudit, cultivé. J’imagine combien il a pu souffrir de notre présence dilettante, inattentive. Le sentiment de supériorité qui infusait en nous, sans même que nous en ayons conscience. Ce qui n’invalide pas notre responsabilité, sûrement pas. Parmi les choses que j’aimerais rembobiner, il y a son enseignement. Combien je voudrais y être, comprendre, connaître, questionner. Je n’ai jamais entendu un élève poser une question lors de ses cours. Les questions sont venues bien après, massives, nombreuses, oppressantes.
Et tardives.


Ce sont des femmes qui sont cantonniers à Phnom Penh, cantonnières. Elles travaillent dans leur grand sampot noué autour de la taille, le krama autour du cou épongeant la sueur. L’une d’elles s’arrête net sur la chaussée, écarte les jambes et pisse debout. Elles remarquent ma stupeur et rient de moi, la petite Blanche sucrée bégueule.

Les échoppes de tout, de fruits, de soupes, de brochettes, dont certaines à la viande de chien, j’en mange une fois abusée par les autres jeunes qui avaient instauré ce bizutage alimentaire. J’échange des lunettes de soleil Made in France contre des rondes, bleutées à la John Lennon, je suis fière d’avoir su troquer, faire commerce.

Les incompréhensions liées à la difficulté de se parler, ma mère teinte en noir corbeau à la suite de l’erreur de la coiffeuse khmère, assise silencieuse dans le canapé en rotin, cigarette aux lèvres, faisant la gueule. (Se souvenir de ça et, cinquante ans plus tard, rêver que ma mère est allongée sur le sol, bras légèrement écartés, entourée de roses, très gaie et tenant à me montrer ses cheveux qu’elle a « fait blanchir », me dit-elle, fièrement. Je lui rétorque que ce n’est pas considéré comme un embellissement. « Ah », répond-elle, sans intonation, comme morte.)

Aux fêtes du 14 Juillet de l’ambassade, tous les Français pouvaient venir s’y saouler. Ce qu’on achetait par l’intermédiaire de l’ambassade, le camembert en conserve, par exemple. Il fallait faire régulièrement la commande. Des bouts de l’autre pays, le nôtre, arrivaient, désarticulés, déphasés, nous ne parlions plus tout à fait la même langue. Ça restait quand même une réjouissance. Ouvrir les paquets, être déçus un peu, participait de cette fête.

Le repas dans un restaurant chic avec les collègues de mon père, sûrement pour le départ de l’un d’entre eux. Des cavaliers portant le nom des convives avaient été installés, immédiatement retirés par le chef du bureau, rigolant de cet affichage public de la composition de son service. Il avait embrayé, toujours aussi joyeusement, avec quelques bourdes, je me souviens des documents parvenus lisibles car le taux d’humidité avait révélé l’encre sympathique. C’était facétieux, pas sérieux du tout, et j’avais eu tout à coup le sentiment que mon père pouvait être en danger.

Le grand marché, quatre ailes qui convergent vers un énorme dôme, comme un autre Phnom Art déco. Les lampes à acétylène et leur lumière jaune. L’aile des remèdes, la plus fascinante, plantes mais aussi singes séchés tout plats, comme écrasés par un chauffard. Les discours interminables de Sihanouk retransmis par des haut-parleurs.

Tout ici migre et fluctue. Terre et eaux se mêlent puis se séparent, le Mékong est un roi, un éléphant, une majesté, le Tonlé Sap s’évase comme sous l’effet d’une marée, renverse son courant, et ce sont alors des fêtes vouées aux génies des eaux, dont la présence me paraissait indiscutable. Car ici, tout est esprit, peuplement par la nuée, la migration des éléments, le fluide et l’instable, et pourtant forces irrépressibles. Ce qui est mort l’est-il vraiment ? Alors pourquoi le poteau télégraphique reprend-il racine et se couvre-t-il de feuilles ?

Marcher dans la ville aux heures chaudes, cheveux au vent, pieds nus (déjà écrit). J’allais vers le fleuve. Il y avait le désir aigu de s’en aller pendant la sieste, alors que tous dormaient, écrasés de chaleur, dans leur lit, sous les arbres, à l’ombre d’un auvent. Une façon d’être seule, peut-être plus sûrement encore que dans la nuit, mais surtout d’éprouver ce pays par les liens de la terre, de la latérite, des trottoirs crasseux, des crachats de bétel, des bandes de chiens galeux, des chats anoures, de tout ce qui avait besoin de se taire, de s’aplatir sous la chaleur. Sentir cela comme une jouissance (un plaisir de la joie). Je rentrais silencieusement, ne me douchais pas, enfilais mes pieds croûteux de saleté dans mes chaussures, filais vers le lycée.
Je devais puer.

Là est la ville telle que je l’ai aimée, l’immobilité, l’abêtissement de la touffeur, le silence, je passais comme dans un film au ralenti, une aiguille vive dans une étoffe lourde et mouillée de sueur. Phnom Penh si belle dans son sommeil de brute.


Sihanoukville est au bord de la mer, sur le golfe de Thaïlande (nous, on disait toujours mer de Chine, ce n’était pas exotique, c’était le lieu où on vivait). J’y vais avec mes parents et une amie. Un bel hôtel quasi désert, avec piscine, et les plages courtes, bordées de palétuviers, innervées de petits rus et mangroves. Il y aura eu plusieurs édens dans ma vie. En Iran, Chiraz et Ispahan, les jardins fabuleux, les colonnes des temples se reflétant dans les bassins, les bleus, tous. Et aussi, là, ce lieu que rien d’autre n’a façonné sinon l’ordre dans lequel doivent se déployer arbres et sable, mer et eaux, animaux et plantes. Pour ce pays de profusion, celle-ci, encore plus aboutie. Au creux des anfractuosités des rochers, de drôles de mollusques, sans coquilles autres que le roc, comme des steaks encastrés. Je nage dans l’eau saumâtre d’un ru, chaude, amniotique, à côté d’un grand serpent qui glisse, tête dressée. Je suis surprise, sans crainte, mais j’aimerais tant onduler comme lui, être dans l’eau comme dans l’air, une pièce harmonieuse du lieu, par pure inadvertance, par jubilation de la vie active, forte.
Je pense n’avoir jamais vécu cette façon d’habiter le monde, sans aucun écart avec ce qui m’entoure.

Il y avait cette immense forêt, mais forêt, est-ce le nom qui convient pour ce qui refuse le promeneur à ce point ? Quelque chose de beau comme une cathédrale, et vénéneux aussi. On disait qu’un vieux tigre avait mangé un petit Américain dans un bungalow près de la plage en lisière de forêt. Nous avons, dans le même endroit, été visités la nuit par un immense naja qui au matin a déployé son large col. On pouvait rencontrer la mort donnée par les animaux ici. Le scorpion sur l’estrade de la salle de classe, le petit serpent des bananiers tombé de la douche faisaient très peur, par principe, par légende, presque pour rien. Mais dans la grande forêt, la légende était vivante et mortelle.

On me dit que l’endroit est devenu une sorte de Disneyland, casino, chaises longues et parasols, grands hôtels, aménagements ludiques. Animations comme on dit, comme si nous étions des momies, et partout, tout le temps, il faut nous animer, dans l’éviscération même de nos âmes, l’ignorance de son principe immatériel et pourtant organique. Le beau serpent n’a plus sa place au pays des loisirs, il a été chassé, dans le renversement de la malédiction initiale. Mais peut-être que ça rend des gens heureux d’être animés, dans des espaces pleins de lumières, distraits tout le temps de la vie dure par des attractions, tels des moustiques autour des lampes, dans le son saturé qui chasse les peurs. Peut-être est-il tout aussi légitime de ne pas vouloir être un serpent dans un marigot. »

Corps flottants, de Jane Sautière, Verticales, 2022.

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