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En lisant en écrivant : lectures versatiles #111

Les huit courtes nouvelles de Véronique Ovaldé, sont reliées par un discret fil rouge, sans se répondre tout à fait, elles se concentrent sur un personnage central qui devient secondaire dans le récit suivant. Cette galerie de portraits confronte des personnalités très différentes : un solitaire taciturne, une agente immobilière et mère célibataire, une veuve agressée chez elle, un misanthrope morose, un taxidermiste d’origine mexicaine, une mère dépressive, une adolescente traumatisée par une amitié brisée. L’enchâssement de ces histoires donne à ce livre un ton plaisant de légèreté et de fantaisie. L’autrice y porte un regard lucide et sensible sur la condition humaine dans le monde d’aujourd’hui.

À nos vies imparfaites, Véronique Ovaldé, Flammarion, 2024.


Extrait du texte à écouter sur Spotify




L’homme demande, Vous êtes seule ? Il a un accent mais Rachel ne parvient pas à l’identifier. Elle dirait moldave pour dire quelque chose. Elle répond, Qu’est-ce que vous faites là ? Le type jette un œil dans la cuisine, ouvre la porte de la salle de bains.
Je vous prierais de sortir, dit Rachel. Elle n’a pas encore peur, elle est en colère, mais le type dit calmement, Ta gueule. Et entendre ces mots, alors que Charles ne peut à aucun moment rentrer à la maison avec le sac de courses et l’habituelle bouffée d’air parfumée au gasoil, la glace d’effroi. Elle se dit, Oh faites que je ne me pisse pas dessus devant ce type. Elle se sent atrocement seule et vulnérable, elle ne sent pas cette poussée d’adrénaline qui devrait la faire réfléchir plus vite et tenter une action à la fois judicieuse et risquée. Elle regrette seulement que Jean-Luc ne soit pas un doberman. Sur quoi la chatte vient s’enquérir de l’identité du nouvel arrivant. Elle reste sur le pas de la porte de la cuisine, elle agite lentement sa queue, expectative.
Que voulez-vous ? murmure Rachel.
Le type se tourne vers elle et répond obligeamment, J’ai besoin d’argent et j’ai besoin de manger.
Elle se souvient d’une de ses amies qui avait été agressée chez elle et, comme elle n’avait pas de liquide, le type l’avait accompagnée jusqu’au distributeur le plus proche sous la menace d’une seringue – censément infectée par le sida. La banque avait refusé de la rembourser après cela, considérant qu’elle avait elle-même tapé le code pour avoir accès à son compte, donc bon.
Elle se dit que le fait d’être vieille l’exempte de viol – elle ignore que cette condition arrête rarement les violeurs ou seulement quand ils ont quelqu’un de plus frais sous la main. Peut-être qu’il est drogué et dans ce cas, comme l’affirmait Charles, difficile d’anticiper ses réactions. Elle est toujours debout dans le salon à côté des reliefs (quel joli mot pour nommer les trucs à moitié mangés qui vous dégoûteront tout à l’heure) du repas de funérailles. Et il dit, Je viens du futur.
Nous y voilà.
Et étrangement, le fait qu’il dise une chose aussi incongrue aide Rachel à reprendre pied. C’est une phrase d’enfant ou de dingue ou d’homme qui vient du futur. Quoi qu’il en soit, il lui fait tout à coup moins peur. Elle répond, Je n’ai pas grand-chose mais je vais vous donner ce que j’ai et après vous partirez. C’est performatif comme phrase. Elle y met toute sa conviction. Elle se dirige vers sa chambre, et le type dit, Pas de conneries. Il ouvre un tiroir du meuble de cuisine, on pourrait penser qu’il habite ici et qu’il sait où trouver ce qu’il cherche, mais il est possible que tout le monde range ses grands couteaux dans le même tiroir du même meuble de cuisine, il sort le couteau pour découper les filets de poisson, sublimement pointu, elle aurait choisi le même pour faire peur à quelqu’un, et il la suit dans la chambre. Elle fouille dans la commode, elle a toujours du liquide dans une pochette en nylon. Elle lui tend la pochette. Il l’ouvre pour examiner son contenu. C’est tout ? dit-il. Je suis une vieille dame, dit Rachel. Et je ne suis pas une vieille dame riche. Mais venez à la cuisine. J’ai plein de choses à manger. Les vieilles dames n’ont pas toujours d’argent, ajoute-t-elle, mais elles ont toujours de quoi faire un bon repas.
Comment peut-elle se comporter ainsi ? Elle se sent assez dissociée tout à coup pour évaluer son propre comportement et s’en étonner. On pourrait presque la trouver malicieuse. Ou fataliste.
Elle trottine et pépie. C’est comme ça que font les vieilles dames, non ? Rachel n’est pas si vieille, loin de là (j’aime assez l’indécidabilité dans laquelle vous met ma description de Rachel, elle VEUT se faire passer pour une vieille dame, et c’est ça qui est important. Charles se moquait gentiment d’elle à ce propos. Et elle, elle rétorquait, Oui mais avoir l’air inoffensive, c’est génialement efficace pour obtenir ce qu’on veut).
Elle dit à l’homme, Asseyez-vous. On vient d’enterrer mon mari alors j’ai le frigo plein.
Et le type s’assoit – c’est fou comme on est tous habitués à obéir, même quand on est un type hagard qui vient du futur. Il pose le couteau à côté de lui sur la table, elle va fouiller dans le frigo, Jean-Luc est rassurée, la chatte commence à tournicoter autour des pieds de la chaise. Le truc ça va être de réussir à se débarrasser du bonhomme sans effusion de sang, pense Rachel, ou en tout cas pas du mien. Elle est en train d’échafauder des scénarios tout en ôtant l’aluminium qui recouvre les quiches et les salades de pâtes. Les salades de pâtes ont toujours un peu déprimé Rachel – pourquoi manger des pâtes froides assaisonnées à la mayonnaise si vous pouvez vous faire une merveilleuse et brûlante arrabiata ? Ces préparations lui semblent trop explicitement roboratives : remplissez-moi ce ventre que je trouvais si vide. Mais, n’est-ce pas, à quelque chose malheur est bon. Servir à son intrus une salade de macaronis au thon et aux poireaux lui évitera de la jeter dans le vide-ordures.
Et elle lui dit, Je vais vous faire aussi un petit pesto à l’ail des ours.
Le type la regarde, il est démuni, le voilà revenu dans la cuisine de sa propre mère, Rachel sait que le mal qui nous habite est autant individuel que général, mais elle sait aussi que certains d’entre nous ne sont pas très bons tortionnaires a priori, elle ne doute pas une seule seconde que le type pourrait devenir un monstre dans des circonstances adéquates mais là, il est simplement démuni.
Et elle lui dit, Parlez-moi du futur.
Elle lui tourne le dos et s’attelle à sa tâche, elle sort le bouquet de colchiques du verre à bière qui sert de vase, ce bouquet qu’elle est allée cueillir dans le petit bois à côté du cimetière où Charles vient d’être inhumé. Charles adorait les colchiques. Ils s’étaient rencontrés à la chorale de la MJC de Santeuil-sur-Vair sur cette chanson, Colchiques dans les prés fleurissent fleurissent, colchiques dans les prés c’est la fin de l’été. La voix haute de Rachel faisait des merveilles. Charles était tombé sous le charme.
Le type dit, Je peux te raconter mais après je serai obligé de te tuer.
Le mal a les yeux vitreux et la comprenette bloquée et il se croit tout permis. C’est, à peu de chose près, ce que pense Rachel en train de préparer son pesto tandis que le type lui parle du futur.
Il dit que ça avait mal commencé et que ça a mal fini mais qu’au milieu c’était pas si mal. Il raconte les camions-citernes qui apportaient l’eau chaque semaine, les générateurs d’électricité au fuel qui empuantissaient les villes, il raconte le fuel qui est venu à manquer juste avant qu’on découvre que le lisier était une alternative très efficace. Alors les villes ont pué encore plus. Mais au moins on pouvait continuer à se servir de tous ces objets qui ne servent à rien mais qui rendent la vie moins dure.
Quels objets ? dit Rachel.
Il invente des noms d’objets, le percolateur à plasma, le réducteur à diodes ondulatoires.
Elle renonce à lui demander à quoi ils servent. Elle ne veut pas l’entraîner trop loin. Elle veut juste qu’il patiente pendant qu’elle lui concocte son pesto mortel. Cela fait des années que Rachel souhaite préparer ce pesto mortel. Elle ne l’a jamais préparé jusque-là, grands dieux non, elle n’avait jamais été tentée de se débarrasser de qui que ce soit. Elle était encore toute petite fille quand une amie de sa mère qui cueillait au printemps des plantes sauvages dans les sous-bois avait confondu ail des ours et colchique, puis s’était préparé un petit pesto comme à son habitude pour tartiner ses bruschettas. On l’avait retrouvée le lendemain morte dans son vomi ensanglanté. Cette histoire avait fortement impressionné la Rachel de 5 ans.
Le type continue de raconter le futur, qui ressemble malheureusement à tous les futurs que l’on nous promet : villes invivables, surpopulation, épidémies, réfugiés climatiques, technologie hors de contrôle, migration vers les campagnes avec si possible un puits au milieu du jardin...
C’est pas gai, commente Rachel.
Il confirme. Il ajoute qu’il n’a donc plus rien à perdre. Qu’il n’a aucune envie d’y retourner. Il se met à ricaner. Il a un ricanement inquiétant et fort laid. Rachel aimerait lui dire d’arrêter de ricaner. Mais elle n’est indubitablement pas en position de le faire. Elle le regarde, il mange sa salade de pâtes, son couteau toujours à portée de main. Au moment où elle dit, Voilà c’est prêt ! la sonnerie de l’entrée retentit.
Tu attends quelqu’un ? demande-t-il, paniqué.
Elle dit non en fronçant les sourcils pour souligner sa propre surprise.
C’est moi, c’est Bob, maman a oublié sa veste, crie de derrière la porte la fille de la voisine. Celle que Rachel appelle la fille-barbelés à cause de l’air aimable qu’elle arbore en toutes circonstances. Et avant que le type réagisse, Rachel crie, C’est ouvert ! Alors Bob pousse la porte et entre avec son allure de bad boy, sa casquette de base-ball, et sa mine renfrognée.
Je vous dérange ?
Pas le moins du monde, dit Rachel. Mon jeune ami s’apprêtait à repartir.
Et là c’est amusant, le type du futur reste interdit, il ne sait plus quoi faire, le surgissement de Bob ne faisait pas partie de son plan, il se lève en renversant sa chaise, il hésite une demi-seconde, je ne sais pas ce qui se passe dans son cerveau à moitié irrigué, il pourrait se jeter sur l’intruse, c’était quitte ou double cette apparition, mais en fait il dispose d’un merveilleux instinct de conservation et d’un brin de bon sens, alors il attrape la pochette en nylon sur la table mais pas le couteau, et puis il se sauve, il bouscule Bob dans l’entrée et il disparaît par la porte ouverte, dégringolant les escaliers à toute vitesse.
Je lui ai fait peur ? demande la jeune fille.
Non, dit Rachel, tu lui as sauvé la vie.

À nos vies imparfaites, Véronique Ovaldé, Flammarion, 2024.




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