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Installation bios [torah] au Musée Juif de Berlin

Est-ce que la Torah peut être écrite par un robot ? Sans utiliser les techniques d’impression numériques, mais en adoptant une écriture qui se rapproche de la graphie humaine. C’est le pari d’un groupe d’ingénieurs allemands, rotolab, qui s’est lancé dans la construction de bios [bible], un bras robotisé pour écrire la Bible juive, l’Ancien Testament et ses composants, en hébreu, et avec une calligraphie spécifique, à la vitesse d’un humain un total de 304 805 lettres hébraïques sur un rouleau de 80 mètres de papier.

Le bras robotisé de rotolab reproduisant la Torah au Musée Juif de Berlin

Bios [bible] est actuellement exposé au Musée juif de Berlin, dans une sorte de duel inédit, un face à face rabbin-robot, le rabbin qui transcrit lui-même la Torah, et le bras robotisé recopie de son côté le texte sacré. En hébreu, on appelle Sofer sta’’m, le scribe expert en calligraphie chargé de recopier le texte sacré (mais également certains documents administratifs). Ils sont alors garants de l’authenticité du texte, et de son inviolabilité.

Le Rabbin Reuven Yaacobov, de Berlin recopie la Torah

« Il faut une année pour que le rabbin reproduise le texte originel, rappelle Nicolas Gary sur le site Actualitté, le robot n’a besoin de son côté que de trois mois pour y parvenir. » Toutefois cette Torah n’est pas considérée comme casher, et ne peut pas être utilisée dans une synagogue. Le Rabbin Reuven Yaacobov, de Berlin, rappelle en effet que « pour que la Torah soit sainte, elle doit être écrite avec une plume d’oie sur un parchemin. Le processus doit être chargé de sens, et je dis des prières durant cette écriture ».

Les composantes technologiques du robot ne remplissent évidemment pas les exigences religieuses requises. Le robot ne fait pas de différence entre le papier et le parchemin, il n’a pas non plus été béni par un rabbin pour réaliser ce travail de copie, il n’a aucune idée de ce qu’il est en train de faire, et ne reproduit ce texte sacré que de manière automatique. Mais la précision avec laquelle il le réalise, dépasse la simple prouesse technologique, et questionne ce qu’il y a de sacré dans l’écriture dans un Musée comme celui-ci qui tente de mettre en valeur une identité culturelle, de rappeler la présence juive puis sa destruction, et par dessus tout, cherchant à concilier physiquement et spirituellement, dans l’architecture de Daniel Libeskind et ses expositions, la signification de l’Holocauste avec la mémoire et la conscience de la ville de Berlin.

En admirant cette machine fonctionner, je pensais à la nouvelle La Colonie pénitentiaire de Franz Kafka, où une machine de torture inscrit dans la chair même des condamnés le motif de leur condamnation. La torture infligée semble poursuivre un but absurde et d’autant plus cruel que le condamné supplicié ne peut que sentir l’aiguille qui parcours son dos sans déchiffrer les signes qu’elle trace. Mais il a fauté par le corps et c’est le corps qui doit être ainsi éduqué, tout en mourant. Au-delà de la cruauté, la machine de Kafka introduit le langage dans la torture, un langage qui s’adresse directement au corps. Le corps est littéralement « ouvert » par l’inscription de la faute qu’il a commise.

La Machine de la Colonie Pénitentiaire de Kafka, construite en 1975 par l’Atelier Loeb Berne pour l’Agentur für geistige Gastarbeit d’Harald Szeeman

La Colonie pénitentiaire offre avec sa machine à tatouer, une métaphore de l’écriture. « Chez Franz Kafka, écrit Jean-Louis Cloët, c’est toujours sur le corps qu’on écrit, c’est toujours le corps, l’idée du corps, le support de toute écriture ».

Cette machine exposée au Musée Juif de Berlin reproduit à la perfection l’écriture d’un texte sacré, mais sans le corps et la pensée de son exécuteur, le texte, désincarné, qui s’écrit sous nos yeux, perd aussitôt de son aura, et c’est seulement l’exposition, son spectacle, sa mise en scène, qui nous le rendent visible (palpable non, dans le Musée ce sont les yeux qu’on privilégie toujours, le corps est maintenu à distance, contrôlé, ne pas toucher, attention fragile), confirmant ce que Walter Benjamin anticipait dans son fameux texte L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique sur le changement de statut de l’œuvre d’art.


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