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Série photographique à Lapedina dans le Cap Corse

Dans son Voyage en Corse, Mérimée écrit : « La commune de Luri n’est pas seule qui se glorifie d’avoir reçu Sénèque. Sur le territoire voisin de Pietracorbara on montre une autre tour, de tout point semblable à la première et qu’on nomme également Torre di Seneca ou même Seneca tout court. » Pietracorbara est un puzzle de pièces éclatées, posées sur le tapis vert du maquis : la Marine, le Ponticellu, Ornetu, Oreta, Selmacce, Petrunacce, Curtina et Lapedina.

Lapedina suprana, le hameau du haut compte encore quelques belles maisons aux murs immenses mais aussi beaucoup de bâtisses en ruines, victime de l’indivision. Exemple type d’un ensemble capcorsin traditionnel, avec d’admirables murs et voûtes en schiste vert, un four encore en état de marche, un lavoir et sa fontaine, des perrons de pierre, de beaux linteaux, une chapelle.

Arrondi d’un mur en pierres sèches soutenant un poulailler, immense dalle plate ourlée de pervenches, servant de table à frotter le linge, banc de pierre monté autour de Saint-Pancrace pour en délimiter l’espace : les signes et simples saillies du temps passé sont nombreux.

Lorsque le vent se lève et souffle très fort plusieurs jours de suite, le paysage de la vallée change brutalement. Sur la mer il esquisse des ponctuations, dessine des moutons, lève des panaches blancs. L’île de Capraia, au loin, coincée dans la brume depuis notre arrivée semble lentement sortir des flots, on en perçoit désormais très nettement le moindre contour. La vallée jusqu’à la plage s’éclaircit, les distances changent, ce qui nous paraissait très loin est à portée de main, ce qui était proche a presque disparu. Sur les coteaux verts des montagnes, l’ombre glissante, sinueuse du vent, sur la cime des arbres, dévale la pente à vive allure. On dirait la course des nuages avec leur ombre.

Ma vallée, de ma fenêtre, qui s’ouvre sur la mer par un triangle bleu.

Je fais parfois le rêve d’une ville vide où le temps semble s’être arrêté, figé. Je marche dans une rue vide, déserte. Le vent soulève la poussière de la route et nous oblige à fermer les yeux subitement. Un journal abandonné là, un sac en plastique rose s’envole, tourbillonnant en l’air au-dessus de nos têtes avant de disparaître dans le bleu du ciel. On continue pourtant de marcher. Les sons se propagent étrangement dans une ville déserte, chambre d’écho aux résonances disproportionnées qui nous font croire parfois qu’on n’est pas peut-être pas si seul. On se retourne, toujours sur nos gardes, sans parvenir à se résoudre à l’idée qu’on est ici seul au monde. Cette nuit, en me promenant dans les ruelles désertes de Lapedina, en avançant avec ma lampe de poche pour ne pas tomber sur les pierres disjointes du chemin tortueux, j’avais l’impression de faire le chemin de mon rêve à l’envers. Et, à l’inverse des fresques du film Roma de Fellini, qui s’effacent lorsqu’on les expose au contact de l’air, en perçant le tunnel du métro sous Rome, ici c’était le rayon lumineux de ma torche qui semblait modeler le hameau sous mes yeux, le faire apparaître au fil de mes pas, le créer à mesure que j’avançais dans l’obscurité.

Comme des sabliers, des moments qui s’épuisent et se régénèrent sans cesse. Une flamme. Un élargissement du champ de la vision. Un enchantement par un basculement, vagues soudain transformées en montagnes, profondeur devenue plan, figuratif en abstraction. Les assauts verticaux des vagues : inspiration, expiration. Une pulsation, une respiration.

Le vent tombe en fin de journée, l’impression d’une nouvelle journée qui commence.


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