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L’endroit de l’image, c’est l’envers du regard

à Karl Dubost et à ses Carnets de La Grange

Les dents creuses


« Elle croyait aux rêves : rêver que vous aviez perdu une dent, cela signifiait la mort de quelqu’un de votre connaissance ; et si du sang venait avec la dent, ce serait la mort d’un parent. »

La méprise, Vladimir Nabokov, Gallimard, Collection Folio n°2295, 1991.


Une dent creuse, en urbanisme, est un espace non construit entouré de parcelles bâties. Je l’ai appris récemment alors que depuis très longtemps cela attire toujours mon attention dans me trajets en ville et qu’en faisant une recherche dans l’ensemble de mes photographies j’en trouve de nombreux exemples.

Budapest, 2000-2002 est à ce titre un livre d’artiste remarquable qui regroupe, par arrondissement (6e, 7e et 8e) toutes les photos des dents-creuses répertoriées en 2002 par l’artiste en art public Sophie Dodelin, ainsi que les plans dessinées qui permettent de les situer sont également visible en ligne.

Une dent creuse est donc bordée de murs mitoyens aveugles, elle est parfois utilisée comme placette, ou comme square. Cela peut également résulter d’une ancienne zone agricole où d’une parcelle unique restée vierge de constructions, ou de la démolition d’un édifice sans reconstruction ultérieure. C’est en tout cas une zone en transition, un entre-deux passager.

En construisant dans l’espace de ces dents creuses, on contribue « à construire la ville sur la ville » autre expression du vocabulaire urbain. Cela ne va pas sans sacrifices quant à disparition de bâtiments représentant un intérêt historique ou architectural.

Olivier Mongin parle de la « ville palimpseste » Le terme est également utilisé en architecture (palimpseste architectural), ou encore dans l’analyse paysagère.


« Le territoire comme surface est un héritage du XIXe siècle, époque où les nations se sont définies : cette dénomination signifie une aire géographique constituée à une époque et en une contrée données, par et pour une société donnée : une telle définition admet donc, voire institue, un rapport fixe entre une étendue géographiquement définie, et le groupe social déterminé qui l’occupe : il y a correspondance bi-univoque entre cette surface et ses occupants. D’où deux caractères complémentaires : la délimitation (qui protège contre l’extérieur) et l’appropriation (de la surface protégée) : dans ces conditions, le territoire est une superficie clôturée habitée par une société homogène. »

Territoire comme palimpseste et autres essais, André Corboz, De l’imprimeur, 2001.


Le piège de la ville vide

Dans mon enfance, j’ai visité plusieurs fois la Cité médiévale de Carcassonne. Une anecdote sur l’origine du nom de la ville m’est restée en mémoire.

Afin de redorer le blason de la Cité, sous Charlemagne, plusieurs légendes existent. la plus célèbre est celle de Dame Carcas. Cette femme Sarrasine aurait défendu Carcassonne pendant cinq ans face à l’empereur. Mais au début de la sixième année, la nourriture et l’eau se faisaient de plus en plus rares. Dame Carcas fit l’inventaire de toutes les réserves qu’il restait. Les villageois lui amenèrent un porc et un sac de blé. Elle eut alors l’idée de nourrir le porc avec le sac de blé puis de le précipiter depuis la plus haute tour de la Cité au pied des remparts extérieurs. Charlemagne et ses hommes, croyant que la Cité débordait encore de vivres au point de gaspiller un porc nourri au blé, leva le siège. Alors que ce dernier levait le siège, Dame Carcas l’aurait appelé, ce qui aurait fait dire à l’un des proches de Charlemagne : « Sire, Carcas te sonne », d’où le nom de la ville.

La duperie vise à donner en temps de guerre une fausse impression de ses propres forces et de ses intentions à l’ennemi. La pratique habituelle consiste à simuler la faiblesse quand on est puissant et la puissance lorsqu’on est faible.

Dans Les 36 stratagèmes, le répertoire de proverbes tactiques liés au Yi Jing et aide-mémoire pour se tirer de situations conflictuelles, on peut découvrir ce qu’est le piège de la ville vide.

« Le schéma de la ville vide est un plan risqué, adopté uniquement dans les situations désespérées pour intimider l’ennemi en lui révélant vos propres faiblesses . Cette stratégie est d’ordinaire utilisée quand une ville faiblement défendue est subitement encerclée par une force ennemie plus puissante. Quand les défenseurs de cette ville s’aperçoivent que leur résistance ne leur permettra pas de tenir jusqu’à l’arrivée des renforts ; ou quand une tentative de sortie se solderait par une annihilation totale du fait des poursuites ennemies : alors bien-sûr, ils peuvent dresser de nombreuses bannières de guerre le long des murs et battre bruyamment les tambours de bataille, mais pour un ennemi rusé une telle démonstration de puissance est précisément un signe de faiblesse. C’est en de tels moments qu’ils doivent décider de se tourner vers ce plan. Les soldats seront ôtés des murs de fortifications, on ouvrira les portes de la ville et on ordonnera au peuple de ne faire aucun bruit. Soupçonnant un piège l’ennemi n’osera avancer pour attaquer. Idéalement, il sera effrayé au point de s’enfuir. A cause du danger impliqué, cette stratégie ne sera utilisée qu’uniquement en cas d’urgence absolue lorsque aucun autre moyen de se défendre n’aura été trouvé et, de préférence, quand le général ennemi est réputé pour son extrême prudence. »

L’Entre-deux

« Oh, quelle merveille de pouvoir regarder ce que l’on ne peut pas voir ! »

Jean-Luc Godard


J’ai souvent lu qu’un cinéaste en train d’écrire le scénario de son film, tournait un film pendant l’écriture de ce film. Au passage, ce serait captivant de dresser l’inventaire de tous ces films nés ainsi dans la parenthèse d’autres films et qui sont restés plus ancrés dans nos mémoires que les projets initiaux que le cinéaste n’a jamais terminés. Parfois pour trouver le temps de terminer l’écriture d’un projet, mais plus souvent pour en boucler le financement, le cinéaste en tourne un autre.

Avec le web, c’est pareil affaire. Quand on écrit régulièrement sur son site, des idées de textes nous viennent, des projets se forment, se défont, remontent à la surface, mais le temps nous manque, les circonstances nous font découvrir un sujet auquel on ne pensait pas mais qui éveille notre attention, une actualité qui pique notre curiosité, une discussion qui nous met en verbe et qui rejoint nos préoccupations tout en nous permettant de mettre de côté ce texte qu’on était en train d’écrire, de le mettre en réserve comme on dit en cuisine. Et quand on y revient, il s’est enrichi (comme par sédimentation) de tous les autres textes écrits entre temps, diffusés ou non sur notre site, de tous les textes qu’on a lus également, tous les films vus, et les musiques. Et les propos échangés.

Ce texte ne déroge pas à cette règle. Il a mûri. Il ne nous reste plus qu’à l’écrire. On le voit alors prendre forme sous nos yeux, sans le voir vraiment car on le tape à la machine, dans cet entre-deux qui sépare le clavier de notre ordinateur (nos doigts dansant, on les sent ainsi vibrant, claquetant à vive allure sur les touches métalliques) et l’écran allumé sur lequel on devine à peine, lointain et flou, virevoltant, les lettres s’ajouter aux lettres, former des mots qui s’alignent en phrases, dans ce mouvement infime du corps où le regard est absent, comme aveuglé par la lumière, pour permettre de faire apparaître l’image précise qu’on a en tête, la révéler, la développer comme une photographie, et composer cette phrase qui grandit au rythme incessant de nos idées, prouvant s’il en était encore besoin que l’immobilité de celui écrit met le monde en mouvement. Et les soirs où l’on écrit longtemps, au moment de se coucher, comment ne pas retrouver en écho, non pas tant ces mots qui nous ont entêtés, dont on s’est finalement séparés en les notant noir sur blanc, mais leurs traces lointaines, dans la violence de leur apparition, comme ces lumières trop vives qu’on fixe parfois et qui nous laissent des points colorées sous les paupières. On ferme fébrile les yeux, dans la pénombre silencieuse de la chambre, et la plus petite pensée prend malgré nous la forme d’un texte qui s’écrit, se grave en aveugle, lettre à lettre, comme si on le tapait directement à la machine et qu’on ne le voyait pas s’écrire à l’écran mais à même notre crâne.

« Quand j’écris, je ne regarde rien, écrit François Bon dans son texte de la série Après le livre mais j’ai consacré toutes mes forces, et des semaines de construction, pour que ce retrait soit possible. En tout cas, je n’ai pas le droit de regarder ce qui s’écrit – la lecture viendra ensuite. »

Cet entre-deux, sur lequel tout texte se construit, qui nous permet d’écrire un texte à partir d’autres textes, est cet espace de transition qu’en architecture on nomme donc dent creuse. Un livre devient un autre livre à chaque fois que nous le lisons. Une ville c’est pareil. L’endroit de l’image, c’est l’envers du regard. C’est l’endroit du texte aussi. Et c’est ce qui permet justement la lecture.


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