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Aucune idée sinon dans les choses

Paterson est le titre du dernier film de Jim Jarmusch. Paterson, c’est à la fois le patronyme du personnage principal, interprété par Adam Driver, le nom de la ville du New Jersey, à une trentaine de kilomètres à l’ouest de New York, où ce dernier est né et vit. Enfin, Paterson est le titre du plus célèbre recueil du grand poète américain de la première moitié du XXème siècle William Carlos Williams, adepte de la poésie concrète, publié sur plusieurs années au lendemain de la guerre, hymne à la ville où lui aussi naquit et vécut.

Paterson est un chauffeur de bus d’une trentaine d’années qui mène une vie réglée, installée confortablement dans la sécurité rassurante de ses nombreux rituels, aux côtés de Laura, sa compagne (jouée avec malice et tendresse par l’actrice iranienne Golshifteh Farahani), qui multiplie projets fantasques et expériences inédites avec un constant enthousiasme, et de Marvin, leur impétueux bouledogue anglais. Chaque jour, dès qu’il dispose d’un peu de temps, dans sa journée de travail et durant le week-end, Paterson écrit des poèmes sur un carnet qui ne le quitte jamais. Des textes courts, prose poétique, concrète, étonnamment simple. Ses poèmes évoquent le quotidien, le travail, l’harmonie domestique, les sentiments qu’il ressent pour sa compagne, et l’amour qu’elle lui porte en retour.

Paterson (Adam Driver) et Laura (Golshifteh Farahani)

Chaque jour ressemble au suivant. Paterson se réveille dans son lit auprès de sa femme, il récupère ses vêtements de travail plié soigneusement sur la chaise de sa chambre à coucher, se lève, mange ses céréales, puis sort de chez lui et se rend en marchant à son travail. Il s’installe au volant de son bus, écrit quelques lignes de poésie dans son carnet secret avant d’écouter l’habituelle litanie des plaintes de son patron, puis démarre son bus pour effectuer sa tournée quotidienne, souriant en lui-même à l’écoute des conversations qu’il entend en conduisant le véhicule. Le midi, il fait une pause pour manger son repas amoureusement confectionné par sa femme, en admirant les chutes d’eau de Great Falls. À la fin de sa journée de travail, il retourne dans sa modeste maison, redresse mécaniquement la boîte aux lettres que son chien déloge tous les jours. Il salue sa femme, heureuse de le retrouver et de lui parler de sa dernière idée de décoration ou de ses activités, mange son repas puis sort promener son chien après dîner, en faisant une halte dans son bar préféré où il engage parfois la conversation avec le propriétaire en évoquant les personnalités célèbres de Paterson, avant de rentrer à la maison, d’embrasser sa femme qui s’est endormie entre-temps, et de se coucher avant de répéter tout, à quelques détails près, le lendemain.

Paterson, de Jim Jarmusch

Et c’est sur ces détails justement que le réalisateur s’attarde. Jim Jarmusch parvient en effet à rendre cet humble quotidien attirant, loin des existences trépidantes et mouvementées auxquelles le cinéma et l’actualité nous confrontent chaque jour. Film cocasse, modeste qui parvient à transmettre l’essence de ce qu’est l’écriture.

« Le feu brûle ; c’est la première loi.

Quand le vent l’attise, les flammes

s’étendent alentour. La parole

attise les flammes. Tout a été combiné

pour qu’écrire vous

consume, et non seulement de l’intérieur.

En soi, écrire n’est rien ; se mettre

En condition d’écrire (c’est là

qu’on est possédé) c’est résoudre 90%

du problème : par la séduction

ou à la force des bras. L’écriture

devrait nous délivrer, nous

délivrer de ce qui, alors

que nous progressons, devient – un feu,

un feu destructeur. Car l’écriture

vous assaille aussi, et on doit

trouver le moyen de la neutraliser – si possible

à la racine. C’est pourquoi,

pour écrire, faut-il avant tout (à 90%)

vivre. Les gens y

veillent, non pas en réfléchissant mais

par une sous-réflexion (ils veulent

être aveugles pour mieux pouvoir

dire : Nous sommes fiers de vous !

Quel don extraordinaire ! Comment trouvez-

vous le temps nécessaire, vous

qui êtes si occupé ? Ça doit être

merveilleux d’avoir un tel passe-temps.

Paterson, William Carlos Williams

Paterson est structuré comme un poème, avec les routines quotidiennes et les jours de la semaine qui s’agencent comme une série de strophes, dans la répétition des différents motifs et la figure du double. Jim Jarmusch aime les variations et la répétition dans la poésie, dans la musique et dans l’art. Il aime les choses qui se répètent, sous forme de variations, que ce soit dans les œuvres Bach ou celles d’Andy Warhol. Dans ce film, il cherche à faire de cette structure poétique une métaphore de la vie, pour montrer que chaque jour est une variation de la veille ou du jour à venir. Ce ne sont que des variations.

Jim Jarmusch a étudié à l’Université de Columbia avec comme professeurs Kenneth Koch et David Shapiro, poètes de l’école de New York.

Les poèmes du film sont signés par Ron Padgett, poète né en 1942, ami de Jarmusch.

Love Poem, Ron Padgett

We have plenty of matches in our house.

We keep them on hand always.

Currently our favorite brand is Ohio Blue Tip,

though we used to prefer Diamond brand.

That was before we discovered Ohio Blue Tip matches.

They are excellently packaged, sturdy

little boxes with dark and light blue and white labels

with words lettered on the shape of a megaphone,

as if to say even louder to the world,

“Here is the most beautiful match in the world,

its one and a half inch soft pine stem capped

by a grainy dark purple head, so sober and furious

and stubbornly ready to burst into flame,

lighting, perhaps, the cigarette of the woman you love,

for the first time, and it was never really the same

after that. All this will we give you.”

That is what you gave me, I

became the cigarette and you the match, or I

the match and you the cigarette, blazing

with kisses that smolder toward heaven.



La poésie est une activité du quotidien et le quotidien conduit à la poésie. Les objets les plus triviaux, comme une boîte d’allumettes par exemple, ramènent à la mémoire, à l’enfance, au temps qui passe.

Lors d’une très belle scène, Paterson rencontre une fillette d’une dizaine d’années qui écrit des poèmes. Elle lui en lit un, magnifique, proche de ceux qu’il écrit, et soudain cette langue poétique devient plus que jamais un objet de partage et d’échange : une langue commune.

Paterson est un film rare, un film poétique qui nous rend attentif, songeur, et attentionné.


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