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De "Caché", de Michael Haneke à "Lost Highway", de David Lynch

Le point de départ.

On ne sait jamais ce qui va arriver...

Caché, film de Michael Haneke

Un lieu et notre connaissance de ce lieu, sens unique, traverses et voies sans issue. Ce qui nous relit à cet endroit. Dans un film qui se déroule dans une ville familière, où nous habitons ou travaillons, que nous arpentons régulièrement, chercher le détail, la permanence de ce que nous connaissons du lieu dans une image qui ne cherche pas à représenter ce que nous en connaissons personnellement, mais ce qui est le plus évocateur pour un grand nombre de personnes, ce qui justement fait décor.

Un plan d’ensemble interminable. Une vue générale qui dure longtemps, très longtemps. Une rue d’un quartier résidentiel du 13e arrondissement de Paris, la Cité Florale près du Parc Montsouris (ainsi nommée car toutes les ruelles du quartier portent le nom d’une fleur), des murs, des immeubles encastrés les uns sur les autres. Une de ces petites maisons, rares, confortables, recouvertes de lierre, situées devant le croisement de deux rues, légèrement en retrait de la route peu passante. Un de ces lieux d’habitation de la capitale, rénovés et habités par ceux qui la transforment progressivement en ville de province. Un plan fixe tourné en vidéo aussi fixe et neutre en apparence qu’une caméra de surveillance et envoyé aux habitants de la maison sous la forme de cassettes déposées anonymement devant leur porte. L’endroit idéal pour un personnage qui tente de refouler son passé.

49 Rue Brillat-Savarin, 75013 Paris, France sur Google Street View

Nous utilisons Google Maps pour chercher une adresse, puis vérifier ensuite sur Street View, la configuration précise des lieux, son image. Pour gagner du temps, vérifier un accès, une direction à suivre, le nom d’un commerce, un point de repère pour ne pas se perde une fois sur place.

Nous croyons voir la réalité, mais ce n’est qu’une image. Et cette image en rappelle une autre, convoque un autre film dans un autre pays, nous y transporte, ailleurs.

7035 Senalda Road, Los Angeles, California, USA, ieux du tournage de Lost Highway de David Lynch sur Google Street View

Un couple trouve d’inquiétantes vidéos de leur maison et de leur intimité sur le seuil de sa porte.

Le point de départ est une énigme. Une femme sort de la maison. Un cycliste passe devant elle quelques secondes plus tard. Rien de très particulier ou de très surprenant ne se produit, mais à un moment donné, la bande-son introduit deux voix qui semblent s’interroger. L’image passe alors en accéléré. La cassette vidéo est rembobinée par le couple qui habite cette maison, pendant qu’ils la commentent en plein écran. Nous voilà à leur place, nous voyons ce qu’ils voient. Cela pourrait donc être nous. Les propriétaires de la maison sont visiblement victimes de harcèlement ou de chantage et ne cessent de recevoir des cassettes.

Ce lieu que je connais, dans la réalité comme sur la carte, qu’elle soit imprimée ou numérique, où je peux me rendre simplement, à pied, à vélo, en voiture ou en transports en commun, en quelques minutes, pour en vérifier la réalité, existe également dans un univers parallèle, à l’écart. Google Maps et Google Earth nous permettent de voir le monde comme si nous étions des oiseaux planant au-dessus des terres et des océans, des immeubles et des rues, nous font voir ce qu’enregistrent les satellites tournant en orbite dans le ciel. Google Street View est une carte photographique d’images à 360 degrés de certaines régions du globe (tous les lieux n’ont cependant pas encore été visités et enregistrés par la Google Car) qui nous permet de nous déplacer dans un espace reproduisant les informations géographiques de la carte en nous donnant l’illusion d’une immersion dans l’image en plusieurs dimensions.

Le temps n’est plus irréversible mais infini dans les mondes multiples qui se déploient en lui.

David Lynch malmène dans ses films la notion d’irréversibilité du temps en utilisant un singulier procédé, dans certaines scènes, il demande à ses acteurs d’apprendre leur texte à l’envers et les bandes sont ensuite lues à l’envers, ce qui permet de comprendre ce qu’ils disent tout en laissant planer une impression d’étrangeté.

Caché, film de Michael Haneke

Le point de départ est une énigme à ciel ouvert. Pourquoi cette vidéo trouvée devant leur porte a-t-elle été réalisée ? Qui se cache derrière cet « œil » qui semble les épier à leur insu ? Nous n’en savons rien. Même en sortant pour épier la rue où ils supposent que la caméra est postée, ils ne voient rien d’anormal. Le nom de la rue fait presque sourire : « Rue des iris. »

De l’extérieur arrive une série d’indices en forme de cassettes vidéo qui montrent d’abord les abords de la maison, puis le couple endormi. Par le biais d’images sales et menaçantes, ils contemplent médusés l’épouvantable spectacle de leur déroute.

La justification et l’interprétation sont remplacées par des incertitudes et des points de suspension.

7035 Senalda Road, Los Angeles, California, USA, ieux du tournage de Lost Highway de David Lynch sur Google Street View

L’image de la maison vue de la rue est la plus effrayante, parce qu’elle dégage une perspective sur ce lieu et l’enserre en même temps dans un cadre fixe. Un regard va pénétrer à l’intérieur. Ce qui s’ensuit est un viol de la maison, une sorte d’expérience intime avec les murs, les sols, dont l’image vidéo rudimentaire accentue le caractère primitif, et qui fait naître une fascination irrépressible et menaçante. Quand on s’enfonce dans le couloir, où débouche-t-on ?

Les films ont été tournés en vidéo par quelqu’un qui est dans la maison mais sans vraiment y être. Une présence invisible. Comment peut-on être à la fois dedans et dehors, à l’intérieur et à l’extérieur ?

Dés le début, la maison du couple dans l’autre film, qui est d’ailleurs celle du metteur en scène lui-même dans la vie, suscite des impressions contradictoires car elle est à la fois dépouillée, moderne et fonctionnelle mais ses petites fenêtres suggèrent aussi une sensation d’étouffement, d’enfermement du couple dans sa propre crise. La maison, dans laquelle nul ne semble pouvoir pénétrer avant d’avoir sonné à l’interphone, annonce déjà la cellule dans laquelle l’homme finira enfermé, accusé de meurtre avec préméditation. La fuite inévitable hors de soi qu’engendre l’enfermement se manifeste simultanément sur le plan spatial et mental.

À force de sonder les murs et d’arpenter les couloirs de la maison, l’homme finit par trouver un sas qui lui donne accès (au sens d’accès de fièvre) à son passé, une faille spatio-temporelle vers la vie passée.

Qui envoie ces cassettes et comment sont-elles filmées ? Quand on part à la recherche de la mystérieuse caméra dans la rue des Iris, que découvre-t-on ? Une rue déserte. L’image en dessous vous montre ce qu’il voit.

La rue des iris, 75013 Paris, France sur Google Street View

Impossible qu’une caméra de surveillance soit placée à cet endroit. Il n’y a rien dans cette rue, pas même un endroit pour cacher une caméra, ni aucune trace qu’elle ait pu être fixée sur un mur ou une voiture. La seule caméra dans cette rue, celle qui filme cette famille dans leur maison soigneusement cachée, appartient au metteur en scène lui-même.

Ce n’est pas le réel qui dicte les images mais bien l’inverse. Les personnages, comme s’ils subissaient l’ordre et le règne des images, partent de ces dernières pour aller au réel.

Distorsion par l’image, l’espace et le temps.

Chaque cassette montre à la fois ce qui s’est déjà passé (cela est déjà filmé) et ce qui va se produire - il faut aller voir, investir, enquêter, vérifier si ce qui est montré est vrai, vérifier ce qui s’y cache derrière. Nous voyons d’abord les lieux sur la cassette avant que les personnages ne s’y rendent.

7035 Senalda Road, Los Angeles, California, USA, ieux du tournage de Lost Highway de David Lynch sur Google Street View

Une vue d’ensemble froide, fixe qui est celle du danger, de la menace. Un plan dont la durée paraît nous donner toute possibilité (illusoire) de le décoder. Manière de réfléchir au pouvoir du cinéma, ce que l’on appelle un plan de cinéma. Plan d’ensemble au pouvoir anxiogène, à la source du récit et de sa conclusion. D’une neutralité froide et abjecte, angoissante, celle d’une caméra de surveillance, d’un regard qui n’accorde aucune rédemption à son objet. Peut-être parce que celui qui regarde est caché.

La vidéo surveillance ne protège pas ceux qu’elle filme, elle les épie plutôt, s’immisce, par le pouvoir inquisiteur des images, dans l’intimité de ceux qu’elle surveille. Mais l’ennemi n’est peut-être pas tant à l’extérieur qu’à l’intérieur de soi. Loin d’être un abri, un espace protecteur, la demeure des Laurent comme celle des Madison, devient le symbole de leur psychisme en crise, de leur vie intime déphasée, de leur secrets cachés.

Sur Google Street View, il arrive qu’on passe devant le 49 de la rue Brillat-Savarin, dans le 13ème arrondissement de Paris (que l’on voit dans le film Caché, de Michael Haneke).

Lost Highway, de David Lynch

Et que l’on se retrouve tout à coup projeté au 7035 Senalda Road, à Los Angeles, en Californie ( adresse que l’on visite dans le film Lost Highway, de David Lynch).


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