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Au bord de sa propre peur

« La mémoire ne se déchiffre pas dans le texte orienté des successions historiques mais dans le puzzle anachronique – sarcophage avec timbre-poste, nymphe antique avec golfeuse contemporaine – des survivances de l’antiquité. »

Didi Huberman, L’Image survivante

Pas de noms ici, pas de paroles non plus. Ils sont apparus comme dans un rêve. Brume de sable, piste presque invisible. Marcher sans bruit dans le sable, se laisser glisser. Le vent du désert est chaud le jour et froid la nuit. Le vent emporte les bruits et les odeurs. Le vent passe en nous comme si nous n’étions pas là. La trace de la piste s’efface entre les vagues des dunes. Le temps passé ici dans le désert nous transforme en désert. Les traces invisibles nous conduisent vers la solitude de la nuit. Le visage sombre, noirci par le soleil. Le bruit rauque des respirations. Le sable léger couvre toutes nos traces, efface les présences. Signe de mort ou d’abandon, signe de la terrible absence qui creuse un vide dans les murs de la ville. La peur change tout, elle décharne les visages et les mains, creuse les orbites d’une ombre noire, trouble la vue. Et si l’essentiel c’était l’hésitation, l’attente, le détour ?

La liberté de l’espace demeure dans les regards. La lumière du soleil éclate partout, elle écrase tout sous sa chaleur. Les yeux toujours à demi fermés à cause de la trop vive lumière aveuglante. Des jours durs, aigus comme le silex. Les lèvres saignantes et les regards brûlés. Fuir le désert, ne serait-ce que pour quelques jours, quelques heures. Les mouches et les moustiques dansent autour des cheveux des enfants. Le vent siffle dans les feuilles des palmiers et des acacias. Les mots s’effacent dans le silence comme de simples traces légères que le vent ensevelit. Les yeux brûlés de fatigue et de lumière. La lumière grise de l’aube. Le ciel sans limites d’un bleu dense qu’il brûle nos peaux de cuivre. Tout est possible dans le désert, le début et la fin sont si proches. Marcher sans ombre au bord de sa propre peur, la mort à ses côtés.

Le vent efface les traces aussi vite que nous avançons et que nos pas creusent le sable. Le vent du désert soulève la poussière sous nos pas. La chaleur du désert, la solitude du jour. Il écoute le sang battre dans sa gorge et dans ses oreilles. Quelque chose d’étranger entre en lui, par sa bouche, et le change imperceptiblement. Ce courant étrange fait vibrer l’air, cette onde, cette chaleur. Au fond de lui, malgré la fatigue, le bonheur, une force nouvelle éclaire son visage. Tous les jours de nouveaux arrivants dans le camp dans un nuage de poussière. Un brouhaha continu de voix d’hommes et de femmes mêlés, de cris d’enfants, de pleurs apeurés. Odeur puissante de la peau, à la fois âcre et douce. Douces mélopées des femmes qui endorment leurs bébés. Malgré la chaleur du jour, dans les replis du sable, la nuit est froide. La nuit le silence est oppressant au-dessus du camp. La fraîcheur des ombres bleues des cailloux et des arbres.

L’inquiétude grandit chaque jour un peu plus, dans les bruits du camp, dans les cris des animaux, dans le bruit des pas des nouveaux arrivants. L’inquiétude se transforme en peur et la peur en colère. La poussière dessèche la gorge et brûle les yeux. Les grains de sable brûlent la peau. Le ciel d’un bleu intense et profond est déjà presque noir comme la nuit. Les ombres s’allongent démesurément sur le sol. L’impression de voir la route se dérouler avec clarté sous ses yeux. Le ciel s’ouvre devant lui avec une limpidité bleutée. Souvenirs et présent se mêlent. L’humilité c’est renoncer aux appels du souvenir. Il est toujours prêt à tout abandonner. Prêt pour tous les départs même s’il ne le sait pas. Parfois l’aventure se présente sous la forme de traces. Concevoir dans l’espace les combinaisons de la géométrie du sol. Savoir marcher en ligne droit dans un espace sans repère. Savoir trouver un peu d’eau dans un sable poreux. Tout indice est précieux, toujours en quête. Impossible de vivre seul dans le désert.


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