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Les lignes de désir : un été pour écrire

Huitième semaine de l’atelier d’écriture proposé par François Bon pendant 10 semaine dont vous trouverez sur tiers livre les propositions d’écriture développées, avec exemple basé sur un texte d’auteur. Pour cette semaine, c’est à partir du texte L’été 80 de Marguerite Duras que nous abordons l’étape de travail qui va permettre de reprendre, pour rassembler les textes produits, la vieille et forte idée de la description fictive de l’objet qui les accueillera.

J’ai profité de ces ateliers pour avancer sur mes Lignes de désir. Voici donc mon huitième texte :

J’ai toujours été attiré par ce qui sort des sentiers battus, détours et déviations, marcher au hasard des rues, avancer en aveugle dans une histoire que je ne connais pas, les livres à la structure narrative non-linéaire. Dans ma bibliothèque, pas de rangement précis, les romans se mêlent au livres de poésie, les livres de photographie côtoient le cinéma à cause de leurs tailles. Mais certains livres ont une place de choix sur le rayonnage près de mon bureau. Vie et opinion de Tristram Shandy, gentilhomme, de Laurence Sterne, avec son tissage minutieux de thèmes qui se répondent. Ma vieille édition d’Ulysse de Joyce, en deux tomes qui tombent en lambeaux, et le gros volume du Finnegans Wake, traduit par Philippe Lavergne. La Bibliothèque de Babel de Borges dans le recueil Le jardin aux sentiers qui bifurquent, paru en 1941. Dans sa reliure en toile verte, l’épais volume de Marelle de Cortázar dérobé à la Bibliothèque Nationale. Enfin, Les fleurs bleues de Queneau, et ses anachronismes.

Dans Marelle de Julio Cortázar, le lecteur est invité à choisir entre deux possibilités de lectures, deux parcours distincts. Mais ce ne sont pas les liens que nous propose ensuite l’auteur sous chaque chapitre qui importent, au fond quelque soit l’itinéraire, le fil de lecture préféré, on ne fait que suivre la direction qu’il nous indique. Le Petit Poucet ne se sent pas perdu lorsque ses parents cherchent à l’égarer en pleine forêt, il a pris ses précautions, il sème prudemment ses petits morceaux de pains pour retrouver le chemin du retour. Ce que l’on découvre dans Marelle, c’est la joie de s’y perdre. C’est l’invention d’une forme d’écriture nouvelle qui interroge le temps, car le temps de la lecture y est remis en cause. Et, contrairement à ce que l’on dit souvent, Marelle n’est pas un livre hypertextuel, ce ne sont pas les liens qui comptent, même s’ils sont bien présents, mais un livre interactif, encore faut-il s’accorder sur le sens du mot. Pas un livre dont vous êtes le héros.

Palais de Tokyo, Paris 16ème, septembre 2013

Marelle, plus qu’un roman interactif, est avant tout un roman polyphonique. « Dostoïevski est le créateur du roman polyphonique, écrit Bakhtine. Il a élaboré un genre romanesque fondamentalement nouveau. » Avec multiplicité de consciences indépendantes, d’idéologies diverses et de langages différents et même opposés. Les romans créent toujours un rapport intime entre le verbe écrit noir sur blanc, sa signification dans le monde commun et sa résonance dans notre propre esprit, rapport qui est déjà nécessairement interaction : sa nature change d’un lecteur à l’autre. Ce que Cortázar fait avec Marelle, c’est changer certains paramètres de cette relation, altérer la donne, transformer ce que l’on croyait évident, coulant de source, en une suite d’habitudes brisées. Et là, on doit donc s’interroger quant au changement réel, concret par rapport à l’expérience de lecture habituelle. S’agit-il seulement du plaisir d’être bousculé, ou est-ce un bouleversement incontrôlé de son rapport au roman ?

L’écriture est un acte révolutionnaire. Ce à quoi, Cortázar, s’attaque à la fois dans la forme du récit et au langage même de la narration : « Appelle ça hypothèse de travail ou comme tu voudras. Ce que Morelli essaie de faire c’est de troubler les habitudes mentales du lecteur. Quelque chose de très modeste, comme tu peux voir, rien de comparable au passage des Alpes par Hannibal. Jusqu’à présent, du moins, il n’y a pas grand-chose de métaphysique chez Morelli, mais toi, évidemment, Horace Curiace, tu es capable de trouver de la métaphysique dans une boîte de tomates. Morelli est un artiste qui se fait une idée spéciale de l’art et cela consiste principalement à jeter à bas les formes usuelles, chose courante chez tout bon artiste. Par exemple, il a horreur du roman rouleau-chinois, du livre qui se lit du début à la fin, bien sagement. Tu as sans doute remarqué que la liaison entre les différentes parties le préoccupe de moins en moins, cette histoire du mot qui en entraîne un autre. »

Escaliers des berges de la Seine, Paris 16ème, en septembre 2013

Le Nouveau Roman désagrège l’intrigue et le personnage romanesque au profit d’une analyse plus intérieure marquée par les incohérences, les opacités et les ruptures temporelles. L’intrigue n’y assure plus la cohérence du récit et le personnage une rassurante illusion d’identité. Manière de tenter une écriture non-linéaire depuis l’intérieur du roman, se rendant compte comme Claude Simon de « l’opposition, l’incompatibilité même, qu’il y a entre la discontinuité du monde perçu et la continuité de l’écriture. » Ces remises en question engagent une nouvelle conception du temps du récit, et l’exploration des flux de conscience et son concert confus. Ainsi, au temps fragmenté dans lequel nous vivons et que rythment des événements auxquels nous reconnaissons un poids de réalité et d’émotion répond un temps spécifiquement romanesque, qui fait le cas échéant référence à la peinture, à la musique ou au cinéma pour afficher sa nature esthétique, mais dont l’unité est due au seul pouvoir des mots.

L’histoire d’un homme qui marche dont le mouvement est celui d’une recherche, d’une quête, celle d’une femme disparue. Choisir de le raconter en relatant les événements dans un ordre différent de celui dans lequel ils sont réputés s’être déroulés, ce n’est pas anodin. C’est aller dans le sens de l’écriture, désordonnée, fragmentaire, de l’accompagner, d’en suivre le mouvement intime et secret. Ce que voit cet homme, ce à quoi il pense, les souvenirs qui lui reviennent en tête, d’autres voix, d’autres regards s’y mêlent. Si la temporalité de la narration ne correspond pas à celle des événements c’est parce que le texte s’attache à décrire les aspects aléatoires et lacunaires de la mémoire. Le fil des pensées des personnages passe par leur extension dans les mots et la ligne qu’ils suivent n’est pas rectiligne, le parcours tout tracé. Dans la tension du geste d’écrire l’incertain a sa place. Cette trajectoire d’une traversée de la ville, nomade et versatile, produit un texte polyphonique.

Berges de la Seine, Paris 16ème, en septembre 2013

Une écriture en perpétuel mouvement. Le texte s’écrit directement en ligne, dans le cadre d’une contrainte de caractères limités à 1001 signes, « parce que la forme est contraignante l’idée jaillit plus intense » dit Baudelaire. Une contrainte est une règle d’écriture qui entraîne une règle de lecture. Un pacte entre auteur et lecteur. Le texte est une mosaïque qui procède par fragments, accumulation, juxtaposition et sédimentation, permettant au lecteur un accès direct au processus d’écriture. Les textes sont liés les uns aux autres mais pas de façon chronologique. La temporalité de la narration ne correspond pas à celle des événements racontés. Récit polyphonique dont la publication ne retiendra qu’une sélection aléatoire dans l’ensemble des fragments écrits, éditée sous différentes formes (livre imprimé et numérique, cartes à jouer, application (permettant une écoute mobile de ces parcours poétiques) et site Internet (présentant les diaporamas de trajets à suivre à travers la ville).

Le récit n’est pas celui d’un voyage, mais d’un lent cheminement, plutôt une quête qu’une enquête, le parcours permettant cet enchâssement d’histoires, coupures, incises, branches, détours et pauses qui font éclater la continuité du récit, à partir de l’expérience quotidienne de la ville, sa dynamique, dans la rumeur du monde qui nous entoure, le flux incessant des rues, des passants, les trajets et leurs traces, et leur impossible description, mais plutôt la tentative d’un rendu évolutif et vibratoire de la ville, visuel et sonore, sensible et imaginaire. Correspondances et résonances d’une suite de monologues qui se font échos, dialoguent ou s’interrompent, vaine saisie de l’absence, de la mise en mots d’une spectralité multiple, répétition de textes en mouvement dans le sens d’une marche en avant, montrant, pour reprendre le mot de Jaccottet, un « paysage avec figure absente », dans le bruissement, la rumeur de la ville vidée d’une présence mais emplie d’indices : un lieu de mémoire.

Jardin des Tuileries, Paris 1er, septembre 2013

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