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Comment s’impriment en soi les souvenirs des autres ?

« qu’aujourd’hui, parce que j’étais absent, il ne me reste plus que cette pratique de faussaire : l’écriture. »

« Longtemps l’Italie a été un fantasme, tantôt une honte ou une fierté, une fiction le plus souvent, écrit Christophe Grossi dans la postface de son livre paru aux éditions L’Atelier contemporain. Elle était un trou, une présente absence, une ouverture, des histoires possibles, multiples, infinies. J’aurais pu enquêter, remonter le fil, interroger ceux qui auraient connu quelqu’un qui aurait connu quelqu’un qui... mais je me suis toujours méfié des témoignages. Comment faire confiance aux souvenirs quand les faits sont derrière nous, passés ? On se souvient, on croit se souvenir, on embellit ou noircit la réalité, on arrange, sciemment ou non, en fonction de l’interlocuteur. On (se) raconte nos souvenirs, on entend des histoires. Parce qu’on a soif d’histoires, et celui qui raconte, et celui qui écoute. »

Je suis très sensible au récit fragmenté de Christophe Grossi parce qu’il éveille en moi une question profonde, celle des origines.

Quand je lis son livre, je me sens italien comme lui, ses souvenirs sont proches des miens, pourtant je ne suis pas italien, mais nous avons le même âge et les films qu’il a aimés, je les ai aimés comme leurs réalisateurs (Michelangelo Antonioni, Vittorio De Sica, Federico Fellini, Pier Paolo Pasolini, Roberto Rosselini, Luchino Visconti...), les livres qu’il a lus, leurs auteurs ne me quittent pas (Cesare Pavese, Beppe Fenoglio, Pier Paolo Pasolini, Italo Calvino, Dino Buzzati, Silvio D’Arzo) et ils figurent en bonne place dans ma bibliothèque. Cette histoire de l’Italie se construisant au sortir de la guerre, par les films et les livres, le sport, la radio et la télévision, et quelques faits divers ou particularités sociologiques, je la connais bien et la reconnais parfaitement en lisant son livre.

Mais ce n’est pas cette reconnaissance ou ce partage commun qui me séduit et retient mon attention, ce sont tous les décrochages qu’il opère dans la série de ses 480 capsules temporelles qui emprisonnent en elle un temps de fiction. Dans la petite ritournelle d’une formule récurrente comme les je me souviens lui servant de leitmotiv, ce sont celles qui se répètent et finissent par s’agréger pour raconter une histoire en marge, montrer la voie à suivre, comment fonctionnent nos souvenirs et comment cela influence notre lecture. Autour de Fiat et de ses usines au personnel très politisé à l’époque par exemple, ou bien encore les concours de beauté, et le travail du photographe Federico Patellani.

Ce livre n’est pas du tout un livre autobiographique, un livre de souvenirs, comme pouvait l’être le I Remember de Joe Brainard, mais que Georges Perec en en reprenant et détournant la forme dans Je me souviens a totalement bouleversée en ne gardant qu’un florilège de souvenirs qui, pour être personnels, devenaient universels dans leur répétition, et c’est paradoxalement la grande beauté du livre de Christophe Grossi d’interroger ce qui fait souvenir (« tout est vrai – sauf les souvenirs » écrit-il du reste), de tenter une définition de la mémoire, de la question de l’origine, au fond l’un des sujets centraux de toute écriture. Pour moi l’Italie, c’est tout ce que décrit Christophe Grossi dans son énumération, mais il met de côté ce qui essentiel pour moi (les paysages (même si ceux de Langhe sont souvent convoqués), la peinture et la musique (sauf celle des films), et surtout la nourriture, mais sans doute est-ce parce qu’il cuisine l’Italie dans ce livre) et nous indique ainsi, par défaut, en creux, la nature réelle de son projet, un livre sur la mémoire et le manque, et nous révèle la subjectivité de notre lecture à l’aune de son écriture :

303. Mi ricordo que les souvenirs se déforment, déforment, se reforment et que les mots s’adaptent, adaptent, rangent, arrangent, dérangent.

Mon nom est espagnol, les parents de mon père sont nés en Espagne, il fut un temps où mon père parlait cette langue avec ses parents, et c’était un délice de l’entendre parler avec sa mère essentiellement (après la mort de son mari) quand elle venait à Paris nous rendre visite. Puis elle est morte et mon père n’a plus jamais parlé espagnol, cette langue que j’aimais (suave, sensuelle et chantante) mais que l’on m’a empêché d’apprendre à l’école. Je me souviens qu’à l’école Primaire je m’étais fait un ami d’origine espagnole et nous nous amusions dans la cour de récréation, dictionnaire espagnol-français en poche, à faire semblant de parler cette langue. Je ne me souviens plus de son nom mais je garde un souvenir précis de nos phrases à l’emporte-pièce, de notre bonne humeur, et de la couleur rose saumon de la couverture du dictionnaire. Cette langue maternelle s’est éteinte pour mon père à la mort de sa mère. Plus de mère avec qui parler cette langue. Pas de voyage en Espagne où parler cette langue. Pourquoi dès lors l’imposer à ses enfants ? Prolonger un dialogue en une langue devenue langue morte. Le lien étant rompu, le fil décousu, pourquoi tenter vainement de le recoudre ? Mieux vaut prendre un nouveau départ (suivre un nouveau fil), commencer une nouvelle histoire. À partir d’une autre langue, en français.

263. Mi ricordo qu’on imagine tant d’histoires et qu’on s’empare de tant de possibles que la vérité souvent est décevante.

Je me souviens dans une langue qui n’est pas la mienne, pas la maternelle en tout cas, une langue que j’ai entendu parler, dont le son me berce depuis mon enfance, auquel je suis sensible quand je l’entends parler, prononcer par une actrice dans un film, ou sur place quand je visite le pays. Cette façon de dire le souvenir est une création, la mémoire une fiction, en même temps je n’invente rien, j’invite la langue à faire surgir tous les souvenirs que nous avons en commun et j’en choisis certains plutôt que d’autres pour tenter de m’y retrouver, faire apparaître le visage de tout homme que compose malgré lui le parcours de sa vie. Je fais miens ces souvenirs que nous avons en commun. Mais c’est l’assemblage qui est personnel. Ce n’est pas le lieu d’où l’on vient (nos parents ou nous-mêmes), mais le lien qu’on tisse avec lui.

257. Mi ricordo ne veut pas dire je me souviens mais je voudrais ne plus oublier ou j’imagine des souvenirs ou tais- toi : écris plutôt !

Le livre Ricordi de Christophe Grossi paraît aux éditions L’Atelier contemporain. Cette édition sera accompagnée de dessins originaux du peintre Daniel Schlier et d’une « prière d’insérer » de l’écrivain Arno Bertina. Une postface et un index de plus de 600 entrées clôturent l’ensemble.

Comme pour accompagner le formidable livre de Didier Da Silva, L’ironie du sort, paru aux éditions L’Arbre vengeur, et dont l’auteur avait publié une série de diptyques d’images en lien avec sa constellation de fictions, le livre de Christophe Grossi s’est construit en ligne, sur twitter notamment, mais dans l’anonymat d’un compte sous pseudonyme, car pensé au fond pour une publication papier prise en charge par François-Marie Deyrolle et L’Atelier contemporain, le livre est tout de même accompagné d’un petit feuilleton sur la page Facebook créée à cette occasion ainsi que sur le site de l’auteur : déboîtements. Par l’intermédiaire de liens, l’auteur et son éditeur donnent ainsi à lire, à voir et à entendre ce qui a pu nourrir Ricordi et montrent parallèlement les étapes de fabrication de ce livre imprimé.


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