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Transports en commun

L’atelier d’écriture :

Depuis quelques années j’anime des ateliers d’écriture un peu partout en France. De nombreux amis écrivains qui souhaitent en animer me demandent parfois conseil. Je leur apprends en souriant que pour moi les ateliers d’écriture c’est comme la psychanalyse, il faut en avoir suivi un pour pouvoir en mener. L’atelier, on ne peut y prétendre si on ne s’y est déjà exercé. Mon premier atelier d’écriture, je m’en souviens très bien, c’était avec François Bon et c’était à la Bibliothèque Nationale. Il y avait aussi Gérard Noiret. Un très grand souvenir. Un moment unique de partage, d’échange. Après, en atelier, chacun y va avec son propre bagage, son parcours, ses lectures et son rapport à l’écriture. Et chacun y cherche quelque chose de particulier. On apprend pas aux autres à écrire. « C’est plutôt une conception de la lecture et de l’écriture, comme le rappelle François Bon dans Apprendre l’invention et comment ils s’articulent dans l’enseignement. » On montre juste ce qu’il faut pour commencer à écrire. Le rôle de l’auteur est toujours le même, celui d’un médiateur, d’un passeur. Après chacun se retrouve avec ce qu’il à dire (ou pas) et cela ne nous regarde plus vraiment.

« L’interrogation à rebours sur le sens de ces expériences, ce qu’elles changent ou déplacent à notre propre écriture, et ce qu’elles changent ou déplacent à notre perception de la littérature, la bibliothèque qu’on en constitue, et la transmission de ce qui nous mène à ces expériences : tout simplement la transmission de notre exigence ou notre amour de la littérature, la toute petite part dont nous sommes chacun – et si diversement – dépositaires. »

Depuis janvier 2004 cette activité je la mène de façon hebdomadaire, en parallèle sur internet, via Marelle : Zone d’Activités Poétiques et depuis l’année dernière sur Liminaire. En septembre 2010 devrait d’ailleurs sortir, dans une nouvelle collection mise en place sur Publie.net par François Bon, un ouvrage poétique regroupant l’ensemble de mes 365 propositions d’écritures (depuis le début je savais que j’arrêterais l’expérience à ce nombre précis de séances), mais ce texte sera augmenté par les ateliers d’écriture auxquels on aura accès sur Internet par le biais de liens hypertextes (présentation du texte, de son auteur, suivi d’un extrait représentatif du texte, quelques liens pour en savoir un peu plus). Le texte, intitulé Comment écrire au quotidien ? (365 ateliers d’écriture pour écrire au jour le jour), est à la fois un mode d’emploi, un texte poétique et une anthologie de littérature contemporaine, pour tenter exorciser les préoccupations du geste d’écrire. L’objet de l’écrire est ainsi mis en perspective par la nomination même de l’acte d’écrire qui en assure l’apparition. Et la répétition de l’infinitif qui place l’objet en devenir, mise en scène d’un désir, d’un en avant qui oriente toute tension.

À ma grande surprise, depuis le début de cette expérience, de nombreux écrivains et blogueurs ont pris plaisir à jouer le jeu de l’atelier (Anne Savelli, Joachim Séné, Antoine Bréa, Maryse Hache, Antoine Boute, Lucille Calmel, Philippe Cou, Xavier Galaup, Ophélie Jaësan, Dominique Quélen, Jennifer K. Dick, Christine Jeanney), rejoignant ainsi, en ligne ou in situ, les nombreux participants débutants. Ce qui pose pour moi très clairement la question de la répartition des rôles dans ce genre d’entreprise.

Dans un article de son blog Thierry Crouzet évoque ce matin l’idée d’un atelier d’écriture. J’ai dialogué récemment avec lui autour de son texte J’ai eu l’idée tandis qu’il écrivait un texte sur sa lecture de Deux temps trois mouvements, à l’occasion d’une critique de Christophe Grossi de ces deux textes diffusés sur Publie.net sur le blog d’epagine.

Il écrit : « Je n’ai jamais par­ti­cipé à un ate­lier d’écriture, sinon ici même sur ce blog au quo­ti­dien depuis cinq ans, ou lorsque j’ai écrit Croi­sade. M’est venue l’idée d’un ate­lier phy­sique, en face à face, autour d’une table. Le but : écrire une his­toire, avec des pay­sages, des courses pour­suites, des per­son­nages drôles ou ter­ri­ble­ment méchants, du mys­tère et des rêves pour nos propres vies. »

Qui est l’auteur d’un texte écrit dans un atelier d’écriture ? La proposition d’écriture, la piste et l’accompagnement sont de quelqu’un d’autre que soi et pourtant ce texte écrit en atelier, il reste lié au lieu et au cadre dans lequel il a été produit, même si l’on peut s’en éloigner en retravaillant le texte, et en le prolongeant ultérieurement.

Écrire à plusieurs ce n’est jamais évident. Lorsque j’ai lancé la Zone d’Activités Poétiques, j’étais persuadé que les auteurs auraient envie de s’y confronter. L’expérience de Wikipédia montre à une échelle planétaire qu’il est possible d’élaborer à plusieurs un écrit, d’inventer un récit d’envergure. Bien sûr ce n’est pas une fiction, c’est une encyclopédie, mais en compagnie de Borges, il y aurait fort à parier qu’on y trouverait « du mys­tère et des rêves pour nos propres vies. »

Ce que nous nommons littérature :

« Notre époque qui invente des len­de­mains incer­tains a plus qu’une autre besoin d’histoires pour anti­ci­per tous les pos­sibles, pour nous y pré­pa­rer, pour nous don­ner envie de construire dans une direc­tion plu­tôt qu’une autre. »

Si je suis en plein accord avec ces propos de Thierry Crouzet, je suis en complet désaccord avec son analyse de l’écrivain pres­crip­teur : Je ne vois pas en quoi il le serait plus aujourd’hui qu’il ne l’était hier.

« L’écrivain doit deve­nir pres­crip­teur. Nous ne sommes plus au ving­tième siècle. Alors, plus nous nous retour­ne­rons vers ce siècle, plus les écri­vains négli­gés se révè­le­ront. Ce ne sera plus Proust le grand génie, mais Asi­mov, ou Her­bert, ou Simak. Ils étaient, en leur temps, déjà en train de nous aider, de nous pré­pa­rer à bâtir notre avenir. »

« Repenser à ce que fait narrativement Marcel Proust de l’irruption de l’électricité urbaine, du voyage automobile, de la photographie, et surtout du téléphone individuel : des inventions aussi radicales, et Proust n’aurait jamais imaginé la possible reproduction à distance, en temps réel, de l’image animée – le texte écrit aurait pu disparaître comme usage social dans les récentes irruptions techniques liées à la voix, à l’image, à la prise de connaissance généralisée du réel distant. Ce n’est pas le cas : comment nous dispenser alors de s’impliquer en ce lieu, dans ces usages, pour y maintenir et y reconduire ce qui pour nous, en termes de culture est essentiel – la pensée réflexive, l’écart du temps lecture, l’intensité de la phrase, ce que nous nommons littérature ? »

François Bon montre très justement l’influence de Proust sur le monde l’environnant (téléphone, avion, voiture apparaissant et qu’il traduit si justement dans une forme littéraire de grande tenue), là où le trio d’auteurs que cite Thierry Crouzet, Asi­mov, Her­bert, Simak, ne lui arrivera jamais à la cheville, tant dans l’héritage littéraire mais au-delà même, dans la compréhension du monde qu’il nous offre, notre conception du temps qu’il bouleverse, et cette façon unique qu’il a eu de saisir la vie en mouvement, sans autre ordre que celui des fluctuations de la mémoire affective.

Thierry Crouzet voudrait jeter la lit­té­ra­ture pour la lit­té­ra­ture et démul­ti­plier ensemble notre puis­sance à ima­gi­ner des his­toires posi­tives. Et qu’elle est la forme novatrice et inédite qu’il nous propose pour révolutionner notre manière de raconter des histoires à plusieurs ? Le jeu de rôle. Dans sa forme dite « primaire », le jeu de rôle c’est ce que je vois tous les jours à la maison se développer entre mes deux filles lorsqu’elles jouent ensemble et qu’elles s’interpellent de la sorte : « On dit que tu es la sœur et moi la mère ! » — elles pratiquent en effet une forme simple du jeu de rôle.

Thierry Crouzet nous propose donc un jeu de rôle qui au lieu de reprendre ce qu’il avait mis en place dans une première version de Croisade (la par­tie se jouait de manière tra­di­tion­nelle, de vive voix) trans­por­terait tout à l’écrit et privilégierait dans un aller-retour entre le maté­riel et l’immatériel un jeu de rôle proche d’une réalité virtuelle sans ordinateur, ce qui pourrait être sa définition au fond.

Donc, pour résumer, son projet est décrire un roman d’aventures, un « Croi­sade plus lit­té­raire, mais néan­moins repre­nant les méca­nismes du roman popu­laire. » Une fiction à plusieurs sur le modèle des jeux de rôles. Je reste sur ma faim.

L’auteur comme nœud d’un réseau social :

Dans cette perspective, Thierry Crouzet souhaite impli­quer le lec­teur dans son travail, il écrit carrément : « j’ai besoin de mes lec­teurs. » prônant une lit­té­ra­ture de l’interaction. Et les modèles qu’il emprunte, que ce soit la lec­ture créa­tive à la Karl Dubost ou lui faisant écho, la lecture comme création de François Bon, sont excellents mais ne s’inscrivent pas à mon sens dans le même perspective.

Pour y parvenir il faut que l’auteur soit lui même lecteur et surtout qu’il accepte de placer le lecteur comme un auteur de son texte, qu’il traite d’égal à égal) et non qu’il l’appelle simplement à l’aide son lectorat pour produire un texte auquel on pense qu’il sera sensible car il y a participé (comme on a pu le voir récemment avec l’opération marketing écrivez un livre avec Anna Gavalda).

Bien sûr, l’interaction souhaitée par Thierry Crouzet est capitale si elle parvient à brouiller les pistes auteur/lecteur en redistribuant les rôles.

« Le numé­rique joue un rôle cen­tral dans la lit­té­ra­ture contem­po­raine, pas tant dans les nou­veaux modes de dif­fu­sion, que dans les nou­velles pos­si­bi­li­tés d’élaboration. »

Sur Twitter, et l’on se rend peu à compte compte combien cet outil de réseau social et de microblogage change la donne de l’écrit en ligne (plus que Facebook), chaque auteur est lecteur et chaque lecteur auteur, sans aucune distinction sauf qu’on y est seul à choisir son personnage à tour de rôle. Ceux que l’on suit (follow et nos suiveurs followers (abonnement / abonné depuis la traduction en français de Twitter)) ne sont pas forcément ceux qui nous suivent. Et l’on peut avoir autant de comptes que l’on veut, y développer des récits aussi variés qu’on le souhaite, en fonction de ses abonnements.

Je pense que ce qui est révolutionnaire dans Twitter, ce n’est pas la limite du nombre de caractères par message mais bien plutôt cette possibilité inédite de composer un récit en fonction d’entrées aléatoires.

Imaginons un réseau social du type Twitter dédié à un récit (et pourquoi un récit d’aventures ?). Chacun y a un rôle mais ce rôle n’est pas figé, il peut évoluer dans le temps en fonction des interactions avec les autres membres. Comme sur Twitter chaque membre apporte une couleur précise par l’ensemble des fragments publiés.

Mais contrairement au projet jeu de rôle de Thierry Crouzet, tout au moins tel que je le comprends en l’état (mais suis sûr qu’il va faire évoluer son idée en fonction de tous les retours qu’il va recevoir sur son blog, c’est bien pour cela aussi qu’il l’a écrit, qu’il se sert de son blog, comme d’une boîte à idées) chacun est ici un auteur à part entière et chacun est lecteur et les deux sont indissociables sans qu’on le contrôle a priori, le récit n’avance qu’ensemble (parce qu’il y a des auteurs et parce qu’il y a des lecteurs) et en même temps chaque récit est différent et raconte une histoire différente, suivant qui l’on suit ou qui l’on ne suit pas.

Sur son blog, Arnaud Maïsetti extrait cette phrase clé de l’intervention de François Bon à Ouessant : Ce qu’Internet change au récit du monde :

« on accède désormais au monde avant même que le monde ne se soit constitué comme récit. »

Il ajoute : « Si on devait formuler les choses en termes d’avant ou d’après (même si je préfère les envisager en forces de continuité), c’est bien là, oui, que ça a basculé. C’est cette frontière temporelle, et plus que cela, conceptuelle, qui s’impose et qu’il nous faut considérer. La médiation du monde n’est pas supprimée, elle est différée, peut-être, mais l’événement, lui, est presque immédiatement appréhendé comme tel. Le monde comme événement, Deleuze et Foucault nous avait déjà permis d’approcher cela littéralement — et comment l’écriture en retour s’approprie l’événement du monde dans son immédiateté. »

Chaque jour je lis un journal faits de fragments d’information, de réflexions politiques ou philosophiques, de blagues, d’anecdotes, de photographies, d’histoire, de liens hypertextes, de veille technologique, de notes de travail, de témoignages, d’aveux, de déclaration d’amour, de reportage, de slogans, de poèmes, de bribes de récits, de publicités, de musiques, de films.

C’est un journal en flux tendu. Je peux le suivre progressivement, au fil de la journée. Mais si je n’ai pas le temps (ou pas de connexions Internet) je peux tout aussi bien tout lire de manière rétrospective, remontant ainsi le temps. Ou ne pas le lire pendant trois jours et reprendre là où j’ai arrêté ma lecture.

C’est un journal inédit, aucun membre ne lit tout à fait le même texte que moi et donc le même récit (surprise de voir que les gens si proches de soi n’ont finalement qu’assez peu de suiveurs sur Twitter en commun avec vous).

Et souvent je rêve que si tous les utilisateurs de Twitter se mettaient tout à coup à produire du récit (sous quelque forme que ce soit et pas forcément cette forme un peu datée du roman d’aventures), ils produiraient également du sens mais du sens qui prendrait la forme d’une fiction. Et pour moi c’est tout l’enjeu de l’écriture numérique, une invention de formes de récits (que j’associe personnellement au temps et à l’espace de la ville), mais que chacun est libre de s’approprier et de développer à sa guise.


LIMINAIRE le 19/04/2024 : un site composé, rédigé et publié par Pierre Ménard avec SPIP depuis 2004. Dépôt légal BNF : ISSN 2267-1153
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