Personne ne revient jamais vraiment de son enfance.
Tu restes au bord du temps. Comme en équilibre sur la margelle d’un puits. Les passants te dépassent, te frôlent, ils te dévisagent ou t’ignorent, mais tu sens leur présence pressée, le rythme de leur pas comme s’il s’agissait d’un pouls, leurs corps à contre-jour. Il y en a qui parlent tout seuls, et tu crois toujours qu’ils s’adressent à toi. Marcher dans la rue, à force ne plus rien voir que là où l’on va, la destination choisie. Avancer en regardant droit devant soi, avec un but précis c’est à coup sûr, ne pas prendre de risque, ni détours, ni surprise. Au-delà des désirs et des malentendus. Aucune invention, plutôt l’inventaire évanescent des rencontres évitées ou ratées. On pourrait continuer d’avancer ainsi chacun de son côté, suivre son chemin dans l’indifférence feinte, mais on préfère ouvrir une parenthèse. Celle de réalités parallèles qui se croisent à peine. On préfère commencer à vivre.
Entrer dans une cours pour arrêter le flot des passants croisés sur le trottoir, dans ce flux, le flou de leurs visages entr’aperçus, et prendre le temps d’une pause. La grille est ouverte, c’est une invitation à pénétrer dans cet endroit d’habitude fermé aux visiteurs. Le lieu est en chantier, un ouvrier a sans doute eu besoin de laisser la porte ouverte pour ne pas ralentir son travail d’aller-retour, par un arrêt répété et fastidieux devant la lourde grille. L’ombre portée de celle-ci quadrille le mur de son plan versatile. De l’autre côté des choses. L’histoire d’une ouverture. Il faut tourner la page. Changer de trottoir, marcher en fermant les yeux, tourner à droite quand tout nous indique de tourner à gauche. Ne pas craindre les contradictions. Ne plus rien éviter. Entrer dans ce passage où rien ne nous invite comme on pénètre dans un paysage inconnu : à corps perdu. Nous y sommes.
Et trouver un trésor inattendu, dans un recoin d’ombre et de lumière, leur dialogue fécond, trois sacs posés au sol, leur pesant de gravats. Mais c’est tout autre chose qu’on imagine à l’intérieur, de plus intime et secret. Peut-être qu’ici, dans ce recoin, tout est sursis. Comme la mémoire. L’ombre du passage s’allonge vers le bas et masque l’ensemble. L’impression d’un enfant qui trouve un objet de valeur dont personne ne soupçonne l’existence en ce lieu, cette cachette, pourtant là devant ses yeux. Tout ça comble le vide des jours gris des lignes droites. Bien sûr, impossible de rester très longtemps dans ce passage couvert, on ne fait que passer, ombre éphémère qui s’efface déjà, se déplace sensiblement avant de disparaître sous une autre forme. Une pensée en somme. Comme tout ce qui n’appartient qu’au temps. Les mots que l’on tait, que l’on garde en soi comme dans un coffre. La nuit comme le jour. En construction.