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Au lieu de se souvenir (Semaine 18 à 22)

Chaque mois, un film regroupant l’ensemble des images prises au fil des jours, le mois précédent, et le texte qui s’écrit en creux.

« Une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces - ténues mais non déchiffrables - de l’écriture “préalable” ».

Jorge Luis Borges, Fictions


« Figure centrale du néoréalisme italien, Zavattini considère dès 1950 « le journal (diario) comme l’expression la plus complète et la plus authentique du cinéma » et propose d’« envoyer les jeunes avec une caméra dans la rue, au milieu des choses. Ils seraient ainsi jetés en plein milieu de la réalité, sans sujet ni notions préconçues sur cette réalité. (…). C’est la contemplation de cette réalité qui rend tout vraiment possible au cinéma » (2002). [1] Il souligne ailleurs qu’« il n’y a pas une journée, une heure, une minute dans la vie d’un être humain qui ne serait digne d’être communiquée aux autres, pourvu que cette communication dérive du besoin de témoigner d’une présence solidaire dans la journée des autres ». Quelques années plus tard, Truffaut prophétise – ou rêve – en ces termes :

Le film de demain m’apparaît plus personnel encore qu’un roman individuel et autobiographique, comme une confession ou un journal intime. Les jeunes cinéastes s’exprimeront à la première personne et raconteront ce qui leur est arrivé ».
 [2]

Qu’est-ce que la littéraTube ? de Gilles Bonnet, Erika Fülöp et Gaëlle Théval, Ateliers de [sens public], 2023.

Prendre le temps. Du temps pour soi. C’est le but de ce voyage. Deux semaines à Erbalunga en Corse, dans cette maison sur pilotis au-dessus de la mer. Une résidence d’écriture comme le répète Caroline. Du temps pour écrire. Discuter de nos projets respectifs. Filmer, photographier, lire. Nous avons faits le choix de prendre le bateau. Après le train jusqu’à Marseille, où nous avons passé la journée avant de prendre le bateau le lendemain, la traversée a duré toute la nuit. Le confort des couchettes permet de voyager dans d’excellentes conditions. L’arrivée dans le port de Bastia est toujours très particulière. Le bateau ralentit progressivement son allure. Les dernières manœuvres pour s’arrimer au quai prennent du temps. Ce temps est un luxe. L’avion accélère le voyage et procède par à-coups et accélérations. On gagne du temps sur la durée du séjour, mais pas sur la perception du voyage.

J’ai remarqué qu’un trou dans le bois des volets laissait passer la lumière du jour, et que cette lumière, inversée sur le placard blanc, reflétait l’image du soleil à travers les nuages. J’ai repensé à cela en me levant à l’aube. Je suis sorti de la chambre en toute discrétion, pour assister au lever de soleil. J’ai ouvert la baie vitrée, je suis sorti sur le balcon. J’entendais les vagues et leurs bruits réguliers roulant sur les galets. Le soleil était déjà levé, il transperçait une nappe de nuages gris foncés s’étirant à l’horizon. Cela ressemblait à un soleil couchant. La densité de ses couleurs vives. Pas de bruits en dehors des vagues. Tout semblait calme et serein. Le paysage recouvert d’un voile orangé. La douceur de l’air sur mes cuisses nues. J’ai filmé ces scènes pour m’en souvenir, avant de rentrer me coucher. Je n’ai pu m’empêcher de repenser à la chambre obscure entrevue la veille et d’imaginer les images qu’on pourrait créer, s’il était possible, tout en dormant, de garder les images de ses rêves, de rapporter au jour, les paysages traversés, les personnes croisées, même de simples silhouettes. Et je me suis couché avec cette image réconfortante. Une parenthèse dorée.

Caroline m’apprend que les tombes du cimetière dans lequel est enterrée sa mère, sur les contreforts de la vallée de San-Martino-di-Lota, comme la plupart des cimetières méditerranéens, a la particularité d’accueillir des enfeus. L’enfeu est une niche funéraire, légèrement inclinée ou à fond plat, dans laquelle les cercueils sont placés au lieu d’être inhumés dans une tombe pleine terre ou un caveau funéraire. Ce type de monument funéraire est plus courant dans le sud et le sud-est de la France. Depuis notre dernier passage, la végétation a considérablement poussé, on ne voit plus la mer.

Parcourir la ville sans idée préconçue, sans chemin établi. La lumière se lève peu à peu sur notre parcours. Les immeubles aux parois colorés, dont j’aime d’habitude photographier les contrastes des ombres projetées, feuilles des arbres, silhouettes des passants en contrejour sur fond de ciel bleu, de murs jaunes, oranges, aujourd’hui je les observe autrement. Tout est plus subtil, atténué. Des tons pastels. Une forme de timidité de la lumière, de discrétion, de retrait. Nous empruntons des chemins de traverse avant de prendre le bateau ce soir, dans la douceur alanguie de l’air qui se réchauffe progressivement. Dans les souvenirs des lieux où la famille de Caroline a vécu, entre la rue Droite et les hauteurs du boulevard Graziani. Cette ville je me l’approprie à chacun de nos séjours. Sur le ponton du Vizzavona, le soleil a fini par s’imposer. Dès que le navire s’éloignera du port de Bastia la caresse du vent viendra adoucir la chaleur de cette fin de journée. Une heure plus tard la mer prendra des couleurs de lavis, sous les trombes d’eau venant griser la mer et les côtes du Cap Corse disparaissant au loin, sous la pluie et l’orage qui gronde.

Laisser vaquer son regard et ses émotions. Juste là, au bord, sur le fil du présent. Garder mémoire d’un éblouissement. Faire advenir l’imprévisible. Les lieux et temps de sa venue. À la rencontre des autres. Ce que je cherche à saisir, éclats de lumière, changer de couleurs jour et nuit. C’est une image. Comme un apaisement. Le risque de s’y retrouver. Ces restes que sont les souvenirs, les transformer c’est un début. Rien n’est plus pareil. Rien n’est exactement le même. Chercher un lieu toujours en mouvement. Comme une attente et une révélation.

[1« Il cinema, Zavattini e la realtà » (2002, 703)

[2François Truffaut, « Vous êtes tous témoins dans ce procès. Le cinéma français crève sous les fausses légendes » (1957), dans Le plaisir des yeux (2008, 248).


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