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Dans la toujours présente éternité

Vendredi soir, nous sommes rentrés du concert de Pete Doherty au Palais de Tokyo avec ma fille aînée, en empruntant le métro. En montant dans le wagon, nous remarquons une chaise en bois vide, disposée juste devant la porte du conducteur. Une chaise vide dans un espace comble où il ne reste aucune place libre. Le métro entre dans la station suivante. Devant notre porte une jeune femme se présente, elle a l’air épuisée, Alice lui ouvre la porte. La jeune femme remercie Alice avec un filet de voix fragile, laissant transparaître son extrême fatigue. La jeune femme aux longs cheveux bruns, a de très beaux yeux noirs fendus et très dessinés, cernés d’ombres charbonneuses. Elle regarde machinalement autour d’elle espérant trouver une place assise, mais le véhicule est saturé de voyageurs. Elle soupire lasse, puis elle remarque la chaise vide juste derrière elle, comme une apparition. Elle hésite un court instant puis s’adresse aux deux hommes assis de part et d’autre de la chaise sur leurs strapontins instables. L’homme à sa gauche est asiatique, il lui répond très rapidement d’un ton sec que non la chaise ne lui appartient pas, dans sa voix on entend clairement qu’il ne veut rien avoir à faire de près ou de loin avec cette incongruité qui le déstabilise. Une chaise de salon dans un métro ? Impensable ! Son voisin est plus discret, il hoche juste de la tête en faisant non pour lui signifier que cette chaise n’est pas à lui. La jeune femme n’hésite pas plus longtemps et décide de s’asseoir sur la chaise. Le métro démarre. Les voyageurs dans le wagon la regardent à la dérobée. Elle s’en fiche, elle est assise désormais et regarde fixement devant elle, ne voyant plus personne, retranchée en elle comme dans ses pensées, tournée sur sa fatigue qui accapare toute son attention et dévorant le reste de son énergie. Un sourire s’affiche sur mon visage. Cette jeune femme aux allures de madone, assise sur sa chaise, tous les voyageurs font mine de ne pas la remarquer, elle ressemble à une surveillante de musée obligée de rester immobile, mains sur les genoux, des heures durant, à surveiller des œuvres qu’on ne regarde même plus à force, et dans l’indifférence générale. Qui a pu déposer cette chaise à cet endroit là et dans quel but ? Est-ce un oubli ? Un acte militant ? Une œuvre d’art involontaire ?

One and Three Chairs, Joseph Kosuth (1965)

One and Three Chairs de Joseph Kosuth met en scène un objet choisi pour sa banalité, reprend le readymade là où Duchamp l’avait laissé. L’objet, présenté entre sa reproduction photographique et sa définition dans le dictionnaire, perd, parmi ses doubles, le formalisme qui était encore le sien, et se voit ainsi efficacement réduit à son seul concept. C’est avec la série des « Proto-Investigations », reposant sur ce principe de triptyque, et dont One and Three Chairs est une œuvre emblématique.

La jeune femme sourit, elle sourit d’aise, heureuse de pouvoir enfin se reposer un instant, rester assise pour reprendre des forces. Elle sourit et son sourire, son attitude sur cette chaise déplacée nous fait sourire, nous fait sortir de notre propre fatigue, de notre lassitude, à cette heure tardive la fatigue est lisible sur tous les visages, regards éteints, teints ternes, cernes sous les yeux, bâillements sonores, silences pesants. Cette chaise est un sourire qui illumine cette nuit. J’imagine tous les éléments qu’on pourrait ajouter ainsi, dans la rue, le métro, le train. Je me souviens des chaises et des tables qu’avec un ami on s’amusait à déplacer au lycée pour transformer radicalement la disposition traditionnelle de la classe de philosophie, en arrivant avant que tous nos camarades de classe nous rejoignent, et l’amusement que c’était de les voir déstabilisés par ces changements de décor, remettant en cause l’ordre habituel de la classe, frontal, les élèves face au tableau et à leur professeur, privilégiant une disposition en cercle.

Et samedi matin, en allant travailler, j’aperçois une chaise abandonnée sur la place Robert Desnos. J’y vois comme un signe qui fait écho à la chaise vue la veille dans le métro. Je me souviens de ce poème appris à l’école :

« Je m’étais attardé ce matin-là à brosser les dents d’un joli animal que, patiemment, j’apprivoise. C’est un caméléon. Cette aimable bête fuma, comme à l’ordinaire, quelques cigarettes, puis je partis.

Dans l’escalier je la rencontrai. « Je mauve », me dit-elle et tandis que moi-même je cristal à pleine ciel-je à son regard qui fleuve vers moi. Or, il serrure et, maîtresse ! Tu pitchpin qu’a joli vase je me chaise si les chemins tombeaux.

L’escalier, toujours l’escalier qui bibliothèque et la foule au bas plus abîme que le soleil ne cloche.

Remontons ! mais en vain, les souvenirs se sardine ! à peine, à peine un bouton tirelire-t-il. Tombez, tombez ! En voici le verdict : « La danseuse sera fusillée à l’aube avec ses bijoux immolés au feu de son corps. Le sang des bijoux, soldats ! »

Eh quoi, déjà je miroir. Maîtresse tu carré noir et si les nuages de tout à l’heure myosotis, ils moulins dans la toujours présente éternité. »

Idéal maîtresse, de Robert Desnos (Langage cuit)


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