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Contacts successifs #2

Le photographie ne travaille pas dans le présent mais dans le futur antérieur, permettant de découvrir plus tard ce qui a été vu, une fois lʼimage révélée. [1] Chaque photographie, comme dans une spirale, porte en elle le souvenir de celles qui la précèdent.

Rue d’Alsace-Lorraine, Paris 19ème, le 29 mars 2014

La Campagne à Paris, le terme est devenu commun, banal, usuel pour désigner un quartier résidentiel de la capitale coupé de sa circulation habituelle, un groupe de maisons de ville, avec circulation interne, voie parfois privée, sans voiture car desservies par des chemins sinueux ou trop étroits, petit jardin à l’anglaise où les arbustes mangent l’espace, le remodèlent sans arrêt, en rendent l’accès difficile, où les fleurs prolifèrent de toutes les couleurs, d’ailleurs ces endroits, qu’on les nomme cités ou villas, empruntent souvent aux termes floraux comme la cité florale (ce micro-quartier du 13ème arrondissement, avec ses rues aux noms de fleurs : rue des Glycines, des Iris, des Liserons, des Orchidées, des Volubilis, des Mimosas), la cité fleurie (ensemble d’une trentaine d’ateliers d’artistes situés entre le boulevard Arago et la rue Léon-Maurice-Nordmann, dans le 13ème également, où vécurent Paul Gauguin, Amedeo Modigliani, César Domela, Henri Laurens) ou bien encore la cité des fleurs (site immobilier desservi par une voie privée, fermée à la circulation publique, dans le 17ème arrondissement), mais à l’origine la Campagne à Paris est un lotissement du 20ème arrondissement, fondé en 1907 par le pasteur Sully Lombard sous forme d’une coopérative destinée à permettre l’accès pavillonnaire à des personnes à revenus modestes. Situé près de la porte de Bagnolet, l’îlot de la Campagne à Paris est constitué d’une centaine de petites maisons de ville d’un ou deux étages pas plus. Le terrain fut acquis en 1908 par la société La Campagne à Paris qui fit y construire entre 1907 et 1928, 92 pavillons à destination d’une population ouvrière, fonctionnaire ou employée de revenus faibles.

La Place Rhin-et-Danube est un des endroits les plus lumineux et les plus calmes de Paris, là-bas c’est tous les jours dimanche. Pas un bruit, peu de monde. Sans doute un peu trop à l’écart pour attirer les curieux en masse. Tous les immeubles ici sont très bas, de tailles et d’allures différentes, en dents de scie. L’entrée de l’hôpital Hérold dont l’histoire remonte en 1865, date à laquelle l’Assistance Publique a acheté des terrains sur lesquels ont été construits des baraquements destinés à lutter contre une épidémie de choléra, regroupés sous le nom de l’hôpital de la place du Danube. Un hôpital pour enfants dont un siècle plus tard les services seront transférés dans le nouvel hôpital Robert Debré, les bâtiments rasés pour devenir l’actuel lycée Diderot, inauguré en 1995. Non loin, je trouve la maison de mes rêves. Pas la maison dans laquelle je souhaiterais vivre, mais bel et bien celle que j’ai déjà vue en rêve. J’en tiens un inventaire photographique méticuleux. La liste s’allonge chaque jour. Petits jardins derrière haut mur de briques. Cerisiers en fleurs explosant en feu d’artifice de pétales blancs, étincelant dans l’azur éblouissant de ce début de printemps. La main s’élève vers le ciel pour revenir aussitôt sur la poitrine et repartir tout aussi vite vers un autre point invisible mais palpable de l’espace, feignant le sommeil. Je cherche ton regard mais ne croise que mon image en train de se développer (au sens photographique du terme), de se révéler. Entre deux phrases, j’ai dépensé la vérité. L’autre bras balance des paillettes imaginaires pour appuyer, sans le forcer, le propos. La main prolongée s’avance dans un monde étrange, se hâte vers le désert de la place. L’arbre cache la maison mieux que son muret censé la protéger du regard indiscret des passants. Propriété privée. Derrière la fenêtre au premier étage, il y a toujours quelqu’un qui regarde. J’en suis persuadé. Le reflet du soleil sur la vitre et la profusion des fleurs de l’arbre m’empêchent de distinguer la silhouette que j’espère, que j’attends. Je te regarde et je me demande ce que tu vois, mystère de la vision. Ce que je vois s’imprime dans ce que tu aperçois de moi, sans que je puisse le voir, juste deviner ce point invisible qui définit l’image que j’ai sous les yeux, qui se fabrique en moi et sur cette image enregistrée en couleur. Une définition plus ou moins précise. J’aime plonger mon regard et tout mon esprit, rêve perdu que je retrouve également dans mon sommeil. Sa méthode ou plutôt sa solution alchimique tient en un renversement de procédé sur la langue. Cri ou parole, c’est-à-dire dans toutes les directions, où nous nous sommes peut-être perdus. Là au moins, rien ne changerait jamais. Comment me sont venus ces soupçons ?

Le manoir dit Château de Ladhuie, au bord du Lot, le 20 juin 2010

En marge du mariage de nos amis, le lendemain de la fête, nous sommes venus faire quelques courses dans le village le plus proche. Nous accédons en voiture au château de Fumel, perché sur la butte qui domine la rivière, par une belle allée où les arbres se rejoignent en formant au dessus de nos têtes une voute rafraîchissante. Une parenthèse indispensable. Elle nous accompagne. Les filles sont demeurées avec le reste des invités à Montayral, avec l’idée de se baigner en notre absence dans la piscine. Le château actuel au style italien n’a plus rien à voir avec celui de la guerre de cent ans, son donjon et ses cinq tours dont il ne reste plus qu’une belle voûte de pierre où il fait bon s’installer quand il fait chaud. Mais nous n’en avons pas le temps. Rien que des poussières, toujours les mêmes, qui ne cessent de s’envoler pour couvrir le ciel et obscurcir la vue ! Nous nous promenons dans le jardin à l’ombre des cèdres du Liban. La vie sous le soleil n’est-elle rien d’autre qu’un rêve ? Car soudain, je ne te vois plus, je n’arrive pas à me souvenir de nos déplacements précis en cet endroit, les images nous effacent, perspectives lointaines, aériennes. Ce que je vois, ce que j’entends, ce que je sens, n’est-ce pas simplement l’apparence d’un monde devant le monde ? Mais je me concentre sur cette image, et ce sont d’autres images qu’elles font naître en moi, celles que j’ai prises alors, les vues magnifiques du Lot, le ciel pommelé de nuages aux reflets gris roulant au-dessus de la plaine comme des galets, à perte de vue, mais ce ne sont que des cartes postales au dos desquelles je n’ai rient écrit apparemment, mais ce qui s’écrit dans le rappel de ces images est une impulsion, un désir pour elle qui nous accompagne, nous envahit peu à peu, pour ne plus nous quitter, nous obnubiler. Elle n’est pas là sur l’image mais à la contempler longuement, elle en sort, s’en extirpe et l’envahit, je sens son parfum, devine les mouvements de son corps qui passe à mes côtés, me nargue malgré elle, me glisse entre les doigts. Je pourrais la toucher, la caresser, les courbes de son corps sous la toile légère de ses vêtements, cette image parvient à raviver un ancien fantasme qui s’est immiscé sur place, prisonnier d’elle, qu’une observation un peu longue, attentive, ravive, intact.

Dans une niche aménagée sous l’un des escaliers qui mène à la terrasse supérieure, la statue d’un renard, nous gravissons ensemble les quelques marches pour échapper aux bruits de la fontaine dont le maigre jet d’eau craque en retombant comme bris de verre. Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées / Des montagnes, des bois, des nuages, des mers... Tu te mets à réciter les vers de Baudelaire. Depuis cette terrasse la vue sur le Lot qui serpente en contrebas est vertigineuse. Par-delà le soleil, par-delà les éthers / Par-delà les confins des sphères étoilées... Ta voix m’envoûte. Tes cheveux ondulent dans le vent, je sens leur parfum enivrant. Le manoir dit Château de Ladhuie, trouve son origine dans la construction d’un barrage sur le Lot appelé d’Orgueil, il se dessine sur un horizon proche. Celui que nous rêvons avoir été comme à celui en lequel nous croyons toujours. Quelque chose qui suivant notre regard prend par moment l’apparence d’un château ou d’un moulin. Lancer des paroles. D’une manière détachée comme pour les survoler. Sur la table d’orientation, je voudrais te coucher, et coller mon corps contre le tien, perdre le Nord et trouver le Sud en même temps, ne plus savoir où je me trouve. Où tu te trouves en moi. J’ai beaucoup d’audace à me livrer à ce jeu. Me jeter à l’eau avec toi. Dans tes bras. À l’air libre. Le feu clair qui remplit les espaces limpides. Trouver du sens alourdit si nul ne répond à l’instant de franchir quelque chose de plus impalpable. Je suis bien plus moi quand je ne le dis pas. Je ne peux décider si c’est un ami en rêve qui me parle de danger, mais comment le savoir si je ne le dis pas. Parades et haute voltige. Entre maintenant et maintenant, le temps fut-il ? le temps sera-t-il vide ? Nous sommes tous une ombre. Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse / S’élancer vers les champs lumineux et sereins... Nos voix se mêlent, debout sur le muret en pierre, sur cette terrasse qui surplombe toute la vallée, l’un contre l’autre, regard dans la même direction. Celui dont les pensers, comme des alouettes. La condition générale du monde est, au contraire, de toute éternité, le chaos. Vers les cieux le matin prennent un libre essor. Il ne reste qu’à se mettre au diapason. Mes yeux regardent quelque chose qui énonce une pensée. Qui plane sur la vie, et comprend sans effort. On sait les bases de nos jugements relatives, sujettes à variations, on les met en cause. Difficile de s’appuyer sur du fuyant, sur des ruines. Le langage des fleurs et des choses muettes ! Je me sens libre. Je vole.

[1Vivre le présent de son expérience comme le passé dʼun futur. Mais ne garder que l’essentiel, selon le principe des contacts successifs. Deux photos choisies de manière arbitraire selon leur numéro identique. Ce que l’on retient, des captures d’instants dont la juxtaposition raconte les coïncidences et les rencontres, notre cheminement dans l’image.


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