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Le temps n’existe ni au présent, ni au futur, mais au seul passé

Jean-Pierre Sirois-Trahan, professeur à l’Université Laval, à Québec vient de révéler, dans son article Un spectre passa... Marcel Proust retrouvé, paru dans le dernier numéro de la Revue d’études proustiennes (Classiques Garnier) [1], la découverte d’un film d’actualité dans lequel figurerait Marcel Proust. Sur ce film de 1904, conservé aux Archives du Centre national du cinéma, on voit le cortège nuptial d’Elaine Greffulhe, fille de la comtesse Greffulhe (principal modèle d’Oriane de Guermantes dans À la recherche du temps perdu) et d’Armand de Guiche, qui fut l’ami de Proust.



L’apparition est visible à la 37ème seconde du film.

Un homme seul, habillé en redingote gris perle et chapeau melon, descend les marches de l’église où a lieu la cérémonie du mariage d’Elaine Greffulhe, fille de la comtesse Greffulhe (principal modèle d’Oriane de Guermantes dans À la recherche du temps perdu) et d’Armand de Guiche, qui fut l’ami de Proust. Commandé par les Greffulhe, le film était sans doute destiné à leurs archives privées.

Il est toujours difficile d’identifier avec certitude quelqu’un sur un film où il ne fait que passer furtivement, car si nous croyons reconnaître les traits de son visage, nous nous trompons peut-être car ce sont par des photographies ou des peintures où il prend la pose que nous l’identifions : la galerie des portraits de l’auteur défile dans notre mémoire (Proust posant pour Man Ray, moustache frisée à la mode du temps, instantanés du peintre Jacques-Émile Blanche donnant de lui un long aperçu nourri de fulgurances, ainsi que le portrait qu’il réalisa de l’auteur, visible au musée d’Orsay, photographie avec une coupe en brosse dans les jardins du manoir de la Cour brûlée, dessins de Cocteau et jusqu’au portrait mortuaire. Cependant de nombreux détails font penser à Marcel Proust, aux photographies que nous possédons de lui à cette époque.

« Il est vrai que l’apparition est brève, reconnaît l’auteur de l’article paru dans Le Point. Mais outre la ressemblance physique, plusieurs faits convergent. La présence de l’écrivain au mariage est attestée. Les images montrent un homme seul, or Proust était l’un des rares invités à ne pas être accompagné. Autre indice décisif : sa tenue. « Les habits qu’il porte, élégants mais qui tranchent avec ceux des autres hommes de cette noce, correspondent à ceux qu’il portait à l’époque, où il est un dandy à la mode anglaise. » Proust est alors un jeune trentenaire, mais surtout un mondain, admis dans les cercles aristocratiques parce qu’il est l’un des hommes les plus spirituels de Paris – loin du reclus peu soucieux de son apparence qui construira un livre monstre dans sa chambre tapissée de liège. »

Le temps n’existe ni au présent, ni au futur, mais au seul passé. Le Narrateur peine à reconnaître immédiatement les êtres qui ont été les compagnons de sa vie, il est dans ’impossibilité de voir le temps passer en lui comme sur les autres, car nous gardons toute notre vie l’image des êtres tels qu’ils nous sont apparus le premier jour et notre prise de conscience de la dégradation qui s’opère sur leur visage avec le temps nous les rend méconnaissables. Lorsque le Narrateur les reconnait enfin c’est qu’il prend conscience de sa mort prochaine. La conscience du temps passé donne son unité au quotidien fragmenté.

« Un des chefs-d’œuvre de la littérature française, Sylvie, de Gérard de Nerval, a, tout comme le livre des Mémoires d’Outre-Tombe relatif à Combourg, une sensation du même genre que le goût de la madeleine et « le gazouillement de la grive ». Chez Baudelaire enfin, ces réminiscences, plus nombreuses encore, sont évidemment moins fortuites et par conséquent, à mon avis, décisives. C’est le poète lui-même qui, avec plus de choix et de paresse, recherche volontairement, dans l’odeur d’une femme par exemple, de sa chevelure et de son sein, les analogies inspiratrices qui lui évoqueront « l’azur du ciel immense et rond » et « un port rempli de voiles et de mâts ». J’allais chercher à me rappeler les pièces de Baudelaire à la base desquelles se trouve ainsi une sensation transposée, pour achever de me replacer dans une filiation aussi noble et me donner par là l’assurance que l’œuvre que je n’avais plus aucune hésitation à entreprendre méritait l’effort que j’allais lui consacrer, quand, étant arrivé au bas de l’escalier qui descendait de la bibliothèque, je me trouvai tout à coup dans le grand salon et au milieu d’une fête qui allait me sembler bien différente de celles auxquelles j’avais assisté autrefois et allait revêtir pour moi un aspect particulier et prendre un sens nouveau. En effet, dès que j’entrai dans le grand salon, bien que je tinsse toujours ferme en moi, au point où j’en étais, le projet que je venais de former, un coup de théâtre se produisit qui allait élever contre mon entreprise la plus grave des objections. Une objection que je surmonterais sans doute, mais qui, tandis que je continuais à réfléchir en moi-même aux conditions de l’œuvre d’art, allait, par l’exemple cent fois répété de la considération la plus propre à me faire hésiter, interrompre à tout instant mon raisonnement. Au premier moment je ne compris pas pourquoi j’hésitais à reconnaître le maître de maison, les invités, pourquoi chacun semblait s’être « fait une tête », généralement poudrée et qui les changeait complètement. Le prince avait encore, en recevant, cet air bonhomme d’un roi de féerie que je lui avais trouvé la première fois, mais cette fois, semblant s’être soumis lui-même à l’étiquette qu’il avait imposée à ses invités, il s’était affublé d’une barbe blanche et traînait à ses pieds, qu’elles alourdissaient, comme des semelles de plomb. Il semblait avoir assumé de figurer un des « âges de la vie ». Ses moustaches étaient blanches aussi, comme s’il restait après elles le gel de la forêt du Petit Poucet. Elles semblaient incommoder sa bouche raidie et, l’effet une fois produit, il aurait dû les enlever. À vrai dire, je ne le reconnus qu’à l’aide d’un raisonnement, et en concluant de la simple ressemblance de certains traits à une identité de la personne. Je ne sais ce que ce petit Lezensac avait mis sur sa figure, mais tandis que d’autres avaient blanchi, qui la moitié de leur barbe, qui leurs moustaches seulement, lui, sans s’embarrasser de ces teintures, avait trouvé le moyen de couvrir sa figure de rides, ses sourcils de poils hérissés ; tout cela, d’ailleurs, ne lui seyait pas, son visage faisait l’effet d’être durci, bronzé, solennisé, cela le vieillissait tellement qu’on n’aurait plus dit du tout un jeune homme. Je fus bien étonné au même moment en entendant appeler duc de Châtellerault un petit vieillard aux moustaches argentées d’ambassadeur, dans lequel seul un petit bout de regard resté le même me permit de reconnaître le jeune homme que j’avais rencontré une fois en visite chez Mme de Villeparisis. À la première personne que je parvins ainsi à identifier, en tâchant de faire abstraction du travestissement et de compléter les traits restés naturels, par un effort de mémoire, ma première pensée eût dû être et fut peut-être, bien moins d’une seconde, de la féliciter d’être si merveilleusement grimée qu’on avait d’abord, avant de la reconnaître, cette hésitation que les grands acteurs paraissant dans un rôle où ils sont différents d’eux-mêmes donnent, en entrant en scène, au public qui, même averti par le programme, reste un instant ébahi avant d’éclater en applaudissements. À ce point de vue, le plus extraordinaire de tous était mon ennemi personnel, M. d’Argencourt, le véritable clou de la matinée. Non seulement, au lieu de sa barbe à peine poivre et sel, il s’était affublé d’une extraordinaire barbe d’une invraisemblable blancheur, mais encore, tant de petits changements matériels pouvant rapetisser, élargir un personnage et, bien plus, changer son caractère apparent, sa personnalité, c’était un vieux mendiant qui n’inspirait plus aucun respect qu’était devenu cet homme dont la solennité, la raideur empesée était encore présente à mon souvenir, et il donnait à son personnage de vieux gâteux une telle vérité, que ses membres tremblotaient, que les traits détendus de sa figure, habituellement hautaine, ne cessaient de sourire avec une niaise béatitude. Poussé à ce degré, l’art du déguisement devient quelque chose de plus, une transformation. En effet, quelques riens avaient beau me certifier que c’était bien M. d’Argencourt qui donnait ce spectacle inénarrable et pittoresque, combien d’états successifs d’un visage ne me fallait-il pas traverser si je voulais retrouver celui du d’Argencourt que j’avais connu, et qui était tellement différent de lui-même, tout en n’ayant à sa disposition que son propre corps. C’était évidemment la dernière extrémité où il avait pu le conduire sans en crever ; le plus fier visage, le torse le plus cambré n’était plus qu’une loque en bouillie, agitée de-ci de-là. À peine, en se rappelant certains sourires de M. d’Argencourt qui jadis tempéraient parfois un instant sa hauteur, pouvait-on comprendre que la possibilité de ce sourire de vieux marchand d’habits ramolli existât dans le gentleman correct d’autrefois. Mais à supposer que ce fût la même intention de sourire qu’eût d’Argencourt, à cause de la prodigieuse transformation du visage, la matière même de l’œil, par laquelle il l’exprimait, était tellement différente, que l’expression devenait tout autre et même d’un autre. J’eus un fou rire devant ce sublime gaga, aussi émollié dans sa bénévole caricature de lui-même que l’était, dans la manière tragique, M. de Charlus foudroyé et poli. M. d’Argencourt, dans son incarnation de moribond-bouffe d’un Regnard exagéré par Labiche, était d’un accès aussi facile, aussi affable, que M. de Charlus roi Lear qui se découvrait avec application devant le plus médiocre salueur. Pourtant je n’eus pas l’idée de lui dire mon admiration pour la vision extraordinaire qu’il offrait. Ce ne fut pas mon antipathie ancienne qui m’en empêcha, car précisément il était arrivé à être tellement différent de lui-même que j’avais l’illusion d’être devant une autre personne aussi bienveillante, aussi désarmée, aussi inoffensive que l’Argencourt habituel était rogue, hostile et dangereux. Tellement une autre personne, qu’à voir ce personnage si ineffablement grimaçant, comique et blanc, ce bonhomme de neige simulant un général Dourakine en enfance, il me semblait que l’être humain pouvait subir des métamorphoses aussi complètes que celles de certains insectes. J’avais l’impression de regarder, derrière le vitrage instructif d’un muséum d’histoire naturelle, ce que peut être devenu le plus rapide, le plus sûr en ses traits d’un insecte, et je ne pouvais pas ressentir les sentiments que m’avait toujours inspirés M. d’Argencourt devant cette molle chrysalide, plutôt vibratile que remuante. Mais je me tus, je ne félicitai pas M. d’Argencourt d’offrir un spectacle qui semblait reculer les limites entre lesquelles peuvent se mouvoir les transformations du corps humain. Certes, dans les coulisses d’un théâtre, ou pendant un bal costumé, on est plutôt porté par politesse à exagérer la peine, presque à affirmer l’impossibilité qu’on a à reconnaître la personne travestie. Ici, au contraire, un instinct m’avait averti de les dissimuler le plus possible, qu’elles n’avaient plus rien de flatteur parce que la transformation n’était pas voulue, et je m’avisai enfin, ce à quoi je n’avais pas songé en entrant dans ce salon, que toute fête, si simple soit-elle, quand elle a lieu longtemps après qu’on a cessé d’aller dans le monde et pour peu qu’elle réunisse quelques-unes des mêmes personnes qu’on a connues autrefois, vous fait l’effet d’une fête travestie, de la plus réussie de toutes, de celle où l’on est le plus sincèrement « intrigué » par les autres, mais où ces têtes, qu’ils se sont faites depuis longtemps sans le vouloir, ne se laissent pas défaire par un débarbouillage, une fois la fête finie. Intrigué par les autres ? Hélas, aussi les intriguant nous-même. Car la même difficulté que j’éprouvais à mettre le nom qu’il fallait sur les visages semblait partagée par toutes les personnes qui apercevaient le mien, n’y prenaient pas plus garde que si elles ne l’eussent jamais vu, ou tâchaient de dégager de l’aspect actuel un souvenir différent. »

Le temps retrouvé, Marcel Proust

[1Revue d’études proustiennes. 2016 - 2, n° 4 - Proust au temps du cinématographe : un écrivain face aux médias


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