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Du don des nues : des Visages des Figures #16

Où es-tu ? Là, t’es où ? Tu es là à me parler à l’autre bout du téléphone, et me voilà transporté, je t’entends comme si tu étais là, à mes côtés, toute proche, sans doute est-ce pourquoi je répète cette question dans le vide, où es-tu ? Sans entendre ta réponse, où es-tu ? sans l’attendre, où es-tu ? Car au fond je sais bien que tu es absent, lointain, en même temps si proche. Ta voix dans mon oreille me raconte sa journée, ses moindres mouvements en détail, et si tu as pensé à moi, mais ton corps manque à l’appel, impossible de te serrer contre moi, sentir ton corps et sa chaleur, te voir sourire, t’entendre respirer, le souffle de ton inspiration faisant gonfler en rythme ta poitrine. Je n’entends qu’un souffle que la machine transforme en chuintement assourdi par la distance, qu’il traduit en un sourd grésillement. Tu me dis où tu te trouves au moment où tu me parles, car j’insiste avec ma question. Ta voix vibre aux bruits des paysages que tu traverses, que j’imagine en t’écoutant.

Portrait en une ligne, de Paulo Ceric

Mais où es-tu vraiment ? Marches-tu comme tu le prétends sur ce chemin de terre qui traverse la pelouse, soulevant nonchalamment avec tes pieds sable et poussière ? Je suis obligé de te croire, pas tant une question de confiance d’ailleurs, que la nécessaire condition pour continuer à te situer dans l’espace, alors que je suis loin de toi. Sinon tu disparaîtrais totalement. Où te trouves-tu ? Au téléphone nous ressentons tous ce besoin de localiser notre interlocuteur par cette question à la fois banale et intrusive : où es-tu ? Pour imaginer le corps de l’autre dans l’espace où il se trouve, au moment où nous l’entendons au plus près de nous, chuchotant dans le creux de notre oreille, tendrement, nous tenant pourtant à distance, à portée de voix mais si loin de soi. Tu es où ? Je peux inventer tout ce qui me passe par la tête, te raconter des histoires, affirmer que je marche alors que je suis assis, dire que je travaille alors que je ne fais rien, le plus important c’est de te situer.

J’ai besoin de savoir où tu te trouves et ce que tu fais avec précision, pour me repérer, pour m’y retrouver, oui c’est cela, c’est le bon terme, pour savoir où je me trouve, avec une précision géographique, car tu es mon sud, mon ouest, tu mon nord, mon est, tu es ma boussole. L’espace est trop grand sans toi et je m’y perds, flottant dedans comme dans un pantalon qui n’est pas à ma taille. Le trouble est tenace. J’écoute ta voix et dans tout ce que tu me racontes, le récit que tu dresses dans ses menus détails, ses descriptions imagées, je m’y accroche en fermant les yeux, pour m’isoler un instant dans la boîte noire de mon esprit, afin qu’y résonnent tes mots et que les images qu’ils fabriquent me conduisent à toi, m’indiquent le chemin. La voie à suivre. Je suis là-bas. Où es-tu ? C’est l’endroit où je me trouve mais où tu n’es pas, ne sera jamais, où j’espère te trouver, dans cet éloignement où je me perds à tes côtés, mais sans y être physiquement, présent à l’oreille, à l’écoute.

Everything will be taken away, œuvre d’Adrian Pipper

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