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En mémoire de Sławomir Mrożek

Cet été j’ai lu la presse tous les jours, en allant acheter le pain ma femme me rapportait le journal. J’ai lu dans Libération, vendredi 16 août, l’annonce de la mort de Sławomir Mrożek.

Le dramaturge, écrivain et dessinateur franco-polonais Slawomir Mrozek est mort hier matin à Nice, à 83 ans. Né en Pologne, il s’est installé en France après avoir protesté en 1968 contre l’invasion de la Tchécoslovaquie. Écrivain de langue polonaise, il fut naturalisé français en 1978. Son œuvre, jouant avec le comique de l’absurde, est traduite aux éditions Noir sur Blanc (les Émigrés, Mon cahier de français) ainsi que son autobiographie (Balthazar) et un recueil de ses dessins de presse.

J’ai rencontré Sławomir Mrożek à l’occasion d’un débat organisé par la Salle d’actualité de la BPI à l’époque où j’y travaillais (dans les années 90) et c’était un homme charmant, très drôle et discret. Je possède l’intégrale de ses Œuvres complètes éditées par les éditions Noir sur Blanc que je vous conseille de lire. Son théâtre (proche des œuvres de Pirandello, Brecht, Kafka, Beckett, Ionesco) et ses nouvelles (qui font écho à celles de Julio Cortázar dans leur constant souci de triturer la réalité la plus prosaïque pour en révéler des vérités insoupçonnées) sont tout à fait remarquables. L’auteur s’y s’insurge de manière férocement parodique et poétique contre l’incurie d’une société Polonaise et plus largement d’une société moderne en crise d’identité collective. Comme le rappelle Jean-Louis Kuffer dans son texte En mémoire de Mrożek.

Quand je pense à Mrożek, c’est toujours le souvenir de la courte nouvelle Nuit à l’hôtel, extrait de L’arbre, tome 1 de ses Œuvres complètes, qui revient en premier à ma mémoire.

Nuit à l’hôtel

J’étais sur le point de m’endormir lorsque j’entendis, venant de l’autre côté du mur, un bruit sourd et fort. — Bon, ça y est, ça va commencer maintenant, me dis-je. Ce sera absolument, comme dans l’anecdote connue : le voisin enlève une chaussure et la laisse tomber sur le plancher. Maintenant, je ne m’endormirai pas tant qu’il n’aura pas enlevé la seconde, et je peux attendre comme ça pendant longtemps. Quel ne fut donc pas mon soulagement quand, peu de temps après, j’entendis le second bruit sourd. Je m’endormis, lorsque retentit une troisième fois derrière le mur le bruit de chute, qui me coupa l’envie de dormir. Je ne m’attendais pas à cela. Mon voisin avait-il donc trois pieds ? Impossible. Avait-il remis une chaussure, qu’il aurait ensuite enlevée de nouveau ? C’était peu probable, alors, de toute évidence, j’avais deux voisins. Ma torture ne fit que commencer, exactement comme je l’avais prévu. La seule chose qui me permit de tenir, c’était l’espoir qu’il allait devoir quand même enlever sa chaussure à un moment ou à un autre. Or, la nuit avançait, et le deuxième — c’est-à-dire le quatrième — bruit se faisait attendre. Je ne fermai pas l’œil de la nuit, et au petit matin je descendis prendre mon petit déjeuner, complètement exténué. je rencontrai mon voisin. Je cherchai le second de tous les côtés, mais il n’était pas là ; il n’y avait que celui-ci. Le second avait dû se coucher en état d’ivresse, et à l’heure qu’il était, il dormait avec une chaussure au pied. — Il y a des souris chez vous ? m’interpella mon voisin. Parce que chez moi, il y en a. Elles faisaient un tel vacarme que j’ai dû les faire taire à coups de chaussure. À partir de ce jour-là, je cessai de penser logiquement. Une seule stupide souris est plus forte que toute logique, et la logique ne provoque que des nuits blanches.

Dessin de Sławomir Mrożek, extrait de "Dessins humoristiques et satiriques 1, Oeuvres complètes IV, Les éditions noir sur blanc, 1993

Le chapitre 28 de Marelle, de Julio Cortázar, que je je relis également cet été, est un chapitre charnière : le fils de la Sibylle, Rocamadour, meurt, tout le groupe d’amis est rassemblé chez Horacio et la mère de l’enfant quand la tragédie arrive. La vie d’Horacio bascule ensuite, il quitte la Sibylle, et elle-même disparait de Paris. La suite du roman sera une quête, celle impossible pour Horacio de retrouver la Sibylle.

Il y a cette phrase que j’ai lue dans Marelle en apprenant la mort de Mrożek :

— Bah ! c’est l’histoire du type qui ne laisse tomber qu’un soulier.

J’avais fait une croix dans la marge de mon exemplaire du livre de Cortázar, à l’époque où j’avais rencontré de Mrożek et lu ses textes, soulignant ainsi la coïncidence de leurs univers et leurs possibles rencontres et correspondances à travers le temps. Aujourd’hui relisant Marelle, Mrożek meurt et me revient en mémoire, avec la furieuse envie de relire ses textes.

Extrait du Chapitre 28 de Marelle :

— C’est pas des façons, ça, disait le vieux, empêcher les gens de dormir à une heure pareille. Je porterai plainte à la police, moi et puis qu’est-ce que vous foutez là, planqué contre la porte ? J’aurais pu me casser la gueule, merde alors. — Va dormir, va, petit père, dit Horacio commodément installé par terre. — Moi, dormir, avec le bordel que fait votre bonne femme ? Ça alors comme culot ! Mais je vous préviens, ça ne se passera pas comme ça, vous aurez de mes nouvelles. — Mais de mon frère le Poète on a eu des nouvelles, psalmodia Horacio. Quel type, je te jure. — Un idiot, dit la Sibylle. On met un disque tout bas et il frappe. On arrête le disque, il frappe encore. Qu’est-ce qu’il veut alors ? — Bah ! c’est l’histoire du type qui ne laisse tomber qu’un soulier. — Je ne la connais pas, dit la Sibylle. — C’était à prévoir, dit Oliveira. Les vieillards m’inspirent d’habitude un respect mitigé mais celui-là je lui achèterais volontiers un bocal de formol pour qu’il se foute dedans et cesse de nous emmerder. — Et en plus, ça m’insulte dans son charabia de sales métèques, continua le vieux. On est en France, ici. On devrait vous mettre à la porte, c’est une honte. Qu’est-ce qu’il fait le gouvernement ? Je vous le demande. Des Arabes, tous des fripouilles, des tueurs.


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