« La grande révélation n’était jamais arrivée. En fait, la grande révélation n’arrivait peut-être jamais. C’était plutôt de petits miracles quotidiens, des illuminations, allumettes craquées à l’improviste dans le noir ; en voici une. »
Vers le phare, Virginia Woolf
Ljubljana, Slovénie : 03:23
Devant l’incendie de cette bâtisse, je repense aux caravanes en feu des Tsiganes. Ils avaient pour habitude de brûler la caravane d’un défunt. Cette image va bien au-delà de la mise en scène d’un rituel. Sur les photographies accrochées dans les différents cadres au mur, les visages sont éclairés d’un dernier éclat, mais une inquiétante obscurité s’annonce. Le feu nous sèche et nous réchauffe, il efface l’eau qui coule sur nos visages, réconforte nos corps frissonnants sous nos vêtements trempés par la pluie soudaine de l’orage. Dans la pénombre, on dirait des larmes sur le visage de ces inconnus. Et notre amour se transforme en bûcher funéraire. La musique envahit l’espace. Suis-je le seul à l’entendre qui essaie de mettre la nuit en feu ? Les regrets se nourrissent comme des animaux tristes. La foule qui a fui s’est abritée à l’extérieur, en sécurité. Le feu nous fascine et nous terrifie, ses flammes nous attirent irrésistiblement, nous communions autour sans trop savoir pourquoi, quelle magie nous saisit à cet instant et nous captive ainsi. Ce qui brûle en nous, ce qui s’éclaire dans la nuit en feu.
Bratislava, Slovaquie : 09:23
Dans le froid de l’hiver. La maison sans chauffage t’oblige à garder tes vêtements à l’intérieur. Pull épais, vestes confortables. Assise sur la chaise en bois, le dos plaqué au mur. Tu attends qu’il revienne. Tu ne sais pas depuis combien de temps il est parti. Aucune chance qu’il te pardonne. Frigorifiée. Le froid envahit ton corps et t’empêche de réfléchir. Il faudrait bouger, t’activer dans la maison vide, pour te réchauffer, mais tu restes immobiles sur cette chaise. Incapable de bouger. Tu te laisses envahir par le froid comme on le dit parfois du doute. Tu es inquiète. Tu ne comprends pas ce qui se passe. Un moment de gêne. Tu voudrais disparaître. C’est un sentiment neuf. Tout oublier. C’est une tentation inédite. Tu n’y avais jamais pensé. Incapable de tout autre mouvement, tu remontes lentement le col roulé de ton pull vers le haut de ton visage. Tu te caches derrière. Un masque improvisé. Tu souris dessous. Tête rejetée en arrière, le corps détendu un instant, la première fois depuis que tu as senti le froid engourdir les membres de ton corps. Tu penses à l’homme invisible.
Calcutta, Inde : 14:23
Un jeune couple fait l’amour. Dans la violence de leurs gestes, la fougue de leur tendre passion, coups et blessures, tension et désir. Les erreurs sont belles, elles sont des fragilités, des accidents, des choses surprenantes que nous n’aurions pas su reproduire. Gros yeux, mouvement du menton, plaidoiries, raidissements, obsessions de domination, coups d’épée dans l’eau, gémissements, cinéma. Ils enragent d’avoir joui parce que la jouissance ne se laisse ni arrêter ni saisir. Ils s’en veulent. Ils construisent des positions de défense par apport à ça. Ces jaillissements de lumière sur leurs visages. Il faut trouver la juste mesure entre la compassion et l’honnêteté. L’obstacle, l’impossible, la souffrance, la catastrophe, le châtiment, le ressentiment. Effacer les traces. Une beauté tragique de ce rapport. Un trouble. Tout est fou. Le temps d’exister. Toujours en train de s’étirer dans son lit. La jeune femme répète inlassablement une phrase qui n’a aucun rapport avec ce qu’ils sont en train de vivre. Tu voulais me montrer l’océan, pourquoi tu me conduis à une rivière ? L’instant, seulement l’instant. Leurs gestes trahissent des tensions qu’ils ne soupçonnent pas encore.
Kioni, Île d’Ithaque, Grèce : 10:23
Se réveiller à côté de celle qu’on aime, la regarder dormir, son souffle, sa poitrine qui se gonfle harmonieusement au rythme de sa respiration. Vite avant que la mélancolie s’empare de tout. Elle dort comme un nouveau né. Garder longtemps cette image en soi. Sous les draps, jouer à cache-cache et se mettre à nu, parler de soi, se révéler. Se cacher dans un endroit secret. Tu sais qu’il faudrait trouver un souvenir gênant et déplacé pour t’échapper de ce lieu dans lequel on te maintient prisonnier, contre ton gré, cette chambre où tu es enfermé. Ces rêves te piègent dans leur fiction à répétition dont aucune clé ne te permet d’en sortir, y trouver un sens, dont tu ne parviens pas à trouver l’issue. Passer d’un endroit à un autre. Propulsé dans un lieu que tu ne reconnais pas tout de suite. Voile qui enferme, qui étouffe. Sous les draps du lit. Peur de ne plus arriver à respirer. Le tissu colle à la peau. La bouche grande ouverte, impossible de respirer. À bout de souffle. Tu replonges dans le sommeil. C’est comme une porte qui se referme derrière toi.
Île de Bora-Bora, Polynésie française : 22:23
Une ancienne boite d’allumettes, coincée entre nos doigts, fragile, usée à force de manipulations. Sa beauté mystérieuse nous a toujours secrètement fasciné. Le motif imprimé sur le dessus renforce cette attirance. Son origine nous est inconnue. On ne sait pas d’où elle provient. C’est un cadeau c’est sûr, mais le souvenir enfoui de ce don accorde une aura à cet objet usuel qui a traversé les époques. La boite est vide depuis longtemps, mais on la préserve au fond d’un tiroir de bureau sans trop savoir pourquoi. Ce qui nous lie vraiment à elle. Remisée là par précaution. Il ne faudrait pas sacrifier le talisman. Rompre le sort. Les années filent et c’est ce temps passé qui finalement nous interdit de jeter cet objet devenu inutile, obsolète, de nous en séparer. On le garde précieusement, mais sans raison précise. Nous y avons caché depuis l’enfance de tous petits objets glanés à droite à gauche : trombones, épingle à nourrice, vieux timbres, minuscule coquillage ramassé sur une plage Normande, ancienne pièce à trou, fil doré, fleur séchée et deux allumettes. L’une d’elles a été en partie brûlée, l’autre pourrait encore s’enflammer.
Gori, Georgie : 12:23
Lorsque les premières personnes sont arrivées sur place, il était déjà trop tard. Les flammes insidieuses comblaient déjà le moindre espace, elles envahissaient l’ensemble du bâtiment, heureusement vide à cette heure. Un large panache de fumée épaisse et noire montait au ciel. Chacun restât impuissant, à distance, à observer l’incendie du bâtiment. Triste signal de fumée impossible à déchiffrer. Dans son Journal, le cinéaste Andreï Tarkovski énumère la liste des nombreuses tâches domestiques à accomplir dans sa maison de campagne : « Les volets. Remettre un carreau. Ranger la barque. Enlever le petit pont. Ranger les briques. Planter les arbres. Creuser et nettoyer un puits pour les eaux usées. Colmater la fente. Les trous des souris. La cheminée sur le toit. Un enclos pour les framboisiers. » Dans l’obsession comme dans l’inachèvement, le refus d’une définition stricte de l’habiter qui n’est pas sans rendre notre tâche délicate. L’aboutissement logique d’un mouvement traversant chacun d’entre nous. Si le foyer structure, il délimite aussi ce qui est consciemment soi de ce qui ne l’est pas. Personne ne sait comment le feu a pris dans la bâtisse. Désormais, je n’ai plus peur de rien.
Monastère de Sanahin, Arménie : 12:23
C’est un jeu ancien, presque oublié, un jeu de mains. Un, deux, trois... Lointain souvenir d’enfance. Une ritournelle enchanteresse. Tu en gardes encore la mémoire dans ta chair. En creux. Une main sur une autre, et lorsque le mouvement s’accélère, se précipite, dans l’excitation du jeu, les cris explosent de chaque côté, dans un éclat de combat, ces contacts successifs qui s’entremêlent en s’accélérant. Plus rien ne peut les arrêter. Chaleur astringente de la peau qui rosit puis rougit dans cette friction des épidermes, des mains qui s’enflamment, des doigts gourds à force de coups, les paumes des mains moites, qui s’accumulent les unes sur les autres, s’ajoutent et se superposent dans la surenchère des cris enjoués, des écarts des corps, des souffles, des échauffourées, des mains qui se cognent. Sous le poids de la main de l’adulte, se cache celle de son fils. Et entre les deux, malgré le déséquilibre et tout ce qui peut les séparer, ce qu’ils partagent. Une histoire qu’ils écrivent ensemble, malgré ce qui les oppose depuis toujours, chacun y apporte son caractère, par contraste. Les contraires s’attirent. Un livre en commun.