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De São Paulo au Brésil à Bangui en République centrafricaine

« La grande révélation n’était jamais arrivée. En fait, la grande révélation n’arrivait peut-être jamais. C’était plutôt de petits miracles quotidiens, des illuminations, allumettes craquées à l’improviste dans le noir ; en voici une. »

Vers le phare, Virginia Woolf

São Paulo, Brésil, 20:54

Ces actions quotidiennes pratiquées sans y penser. Par habitude. Et dans la routine de ces gestes, leur rituel rassurant, l’obligation qu’ils nous imposent, nous saisissent par surprise. Se lever, se laver, s’habiller, faire son lit, prendre son petit-déjeuner, ranger la table de la cuisine, aérer l’appartement. Le soir, en rentrant du travail, arroser les plantes. Parfois, au lieu de verser le fond d’un verre ou de la carafe d’eau dans l’évier de la cuisine, on arrose la plante verte au passage. Double emploi. D’une pierre deux coups. Ricochet. Ce n’est pas la fin du monde. Cette plante verte est assez bien exposée au soleil, suspendue en hauteur, obligé d’utiliser un marchepied pour l’atteindre. Un, deux, trois marches. Tu places l’arrosoir au niveau du pot de fleurs. La fenêtre est ouverte. L’air du soir caresse ton visage. Tu baisses la tête pour vérifier l’appui de ton pied incertain. Le vide t’attire irrésistiblement. Je regarde en haut. La tête tourne légèrement. Le cœur bat plus fort. Peur de perdre l’équilibre. Je regarde en bas. Léger vertige. Se rendre utile n’est pas sans risque.

Davos, Suisse, 00:54

Le poisson flotte à la surface, inerte. Tête en l’air. Distrait. Tu ne prêtes pas assez attention à ce qu’on te dit. Les gens te parlent, tu n’entends pas qu’ils s’adressent à toi, les premiers mots sont cruciaux pour comprendre ce qui est dit mais tu ne les entends pas. Ailleurs. Tu prends le train en marche. Difficile de saisir le sens précis de la conversation en son milieu. Les mots s’enchaînent. Tout se brouille et se trouble. Dans ces conditions, il arrive souvent que tu oublies ce qu’on t’a raconté récemment. Pendant longtemps on s’est moqué de ta mémoire chancelante en la comparant à celle du poisson rouge. Mais les poissons rouges ont de bonnes capacités d’apprentissage et de mémorisation. Ils arrivent à capturer une même sorte de proie au fil des tentatives, ils sont également capables de se réfugier dans une cachette déjà visitée plus rapidement que lorsqu’ils la découvrent pour la première fois. C’est donc qu’ils ont la capacité de mémoriser à long terme. Mais on dirait bien qu’en partant vendredi soir en week-end, tu as oublié de nourrir le poisson rouge.

Montpelier, Vermont, USA, 18:54

À table, tout le monde mange et discute. Bruit des conversations, chaos des fourchettes tapotant dans les assiettes, verres qui s’entrechoquent. Le vin tourne légèrement la tête. On se sent partir. A la renverse. Impression de confort ouaté. Tous les bruits deviennent mats, et sourds. On s’éloigne très lentement des conversations. Presque malgré soi. Les gens s’agitent autour de la table. Le mouvement de leurs bras, les bouches qui mastiquent tout en articulant tant bien que mal des paroles qu’on n’entend plus depuis longtemps. Focalisé sur un détail de la nappe. Sans réfléchir on attrape sa fourchette. Il faut faire quelque chose. Passer le temps. Se distraire. Tromper l’ennui. Il y a ceux qui découpent en mille morceaux comme tessons de mosaïque les pelures de leur fruits, qui jouent avec les restes de nourriture dans leur assiette. En forme d’îles, de pays à découvrir, d’animaux disparus. Les dents de la fourchette forment des lignes sinueuses qui s’enfoncent dans le tissu blanc de la nappe, dessinant une forme oblongue dont la dimension sexuelle ne manque pas d’attirer le regard de l’un des convives, avant qu’on revienne à soi, gêné.

Paris, France, 00:54

Les mains ouvertes. Je regarde l’invisible entre mes mains. Ce que je ne vois pas, que je devine. Ce qui est absent et que je désire. Un livre invisible. Une pensée en devenir. En même temps je regarde mes mains surpris de ce qu’elles sont, avec leurs rides, leurs creux et crevasses, toutes ces marques indélébiles du temps. Libres comme l’air, vides et pleines, ce qu’elles pourraient tenir et contenir mais ne maîtrisent pas. Pas encore. Le vide devant moi. Ce qu’il faut affronter. Tout ce qu’elles me racontent. Je suis ces mains. Geste de l’offrande. Le don de soi. À livre ouvert. Pourquoi prie-t-on les mains jointes ? C’est une posture d’oraison, de prière. Lever les mains, dans l’attitude d’offrir ou de recevoir. C’est l’attitude de celui qui prie, comme on le voit dans les fresques des catacombes romaines et que l’observe encore aujourd’hui. À certains moments de la messe, le prêtre lève les mains vers le ciel. Joindre les mains est aussi le geste de quelqu’un qui se concentre sur quelque chose, qui intériorise ses sentiments. Un geste de soumission.

Chicago, Illinois, USA, 18:54

Je tire mon ombre à la lumière qui fait de mon corps un surplus, un rajout à mesurer. On parle trop peu de la capacité qu’ont les corps à épuiser la lumière et à chasser les bruits du jour par la sonorité nocturne, lumière qui me fixe et m’aveugle, lumière qui ne prend reflet que sur le translucide, lumière contrainte à la géométrie, lumière ferme, décidée, sérieuse du soleil, dans sa vibration sensuelle, lumière du projecteur dans la pénombre de la salle de cinéma, sa myriade de minuscules grains de poussière, étoiles dans le ciel, lumière des étoiles dont la brillance ne nous atteint que lorsque celles-ci sont déjà éteintes depuis longtemps. Avancer dans la nuit, à la lumière électrique et vacillante des écrans géants, lumière rasante du couchant sur les murs des immeubles, grains de lumière dans les recoins sombres de mes doutes, lumière tamisée pour l’occasion, qui fait trembler, dans un temps sans chronologie où défilent paysage, portraits traversés comme un mirage où la précision, la rigueur de la sensation, toujours cernée au plus juste, nous emporte ébloui par la lumière, tombée du haut, lumière complice qui pose quelques taches luisantes sur les vitres.

Pekin, Chine, 07:54

Ils restent enlacés sans bouger un long moment. Autour d’eux, les voitures filent à vive allure. Ils semblent en dehors de l’espace qui les menace. Déplacés. Dans la joie et la surprise des retrouvailles. Ils ne s’attendaient pas à la force de cette émotion. Donnons-nous une nouvelle chance, lui dit-il. C’est à peine si elle peut l’entendre. Le bruit des voitures, leurs phares aveuglant. Elle lit sur ses lèvres. Elle voudrait l’embrasser, se retient encore avant de céder. Dans les tressaillements de son corps accolé au sien. Cette proximité tant attendue. À nous-mêmes, ou l’un à l’autre ? lui demande-t’elle. Il répond à côté comme souvent. J’ai beaucoup vécu ces derniers jours, lui avoue-t’il. Il a peur de sa réaction. La révélation éclate enfin. Dans ses yeux brillants de fatigue et de reconnaissance. J’ai compris que ce qui compte le plus, c’est simplement la vie. L’amour tient dans cette phrase sibylline. Jour ou nuit, on ne sait plus. Le chemin a été si long. Tout s’efface dans l’étreinte, tout s’éteint, s’illumine en même temps. Tout est à recommencer.

Bangui, République centrafricaine, 00:54

Dans la posture des personnes que je photographie, c’est leur rapport à l’espace qui m’attirait, que je voulais saisir et mettre à jour. Le quotidien de nos gestes, de nos habitudes, recouvre le tissu de nos souvenirs, le dissimule sous un voile terne qu’on peine à soulever. Essayer de regarder les autres comme on prend une photographie, pour enregistrer cet instant volatile, en garder une trace, et arrêter le temps. Photographier est bien entendu une manière de voir. Tenter de s’approprier le monde à travers chacun des gestes qui nous le permettent. Nous croyons à l’objectivité de nos perceptions et de nos souvenirs. Mais nos attentes et nos désirs modifient constamment notre perception du monde. Nous ne voyons pas le monde tel qu’il est. La photographie est toute entière au service de cette illusion de miroir du monde. Regarder n’est pas une façon de perdre son temps. Photographier est une manière de voir. Dans ce lent cheminement de la pensée qui avance par incises, bifurcations et parenthèses. Un détour, un virage inattendu, un écart. La pratique de la photographie nous éclaire souvent mieux que la photographie que nous avons sous les yeux.


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