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De Jar en Norvège à Safune aux Îles Samoa

« La grande révélation n’était jamais arrivée. En fait, la grande révélation n’arrivait peut-être jamais. C’était plutôt de petits miracles quotidiens, des illuminations, allumettes craquées à l’improviste dans le noir ; en voici une. »

Vers le phare, Virginia Woolf

Jar, Norvège : 00:24

La flamme tremblante de la bougie. Sa lumière incandescente. La cire fondue tout près de la mèche le bout noirci par le feu. Dès que les doigts s’en saisissent, laissent leurs empreintes sur la matière molle et malléable, la paroi tiède tangue et chancelle, colle et s’alanguit. Les couleurs automnales des bougies disposées en groupe sur la table, dans leur harmonieuse continuité, ton sur ton, rouge, orange et jaune, donnent à la pièce plongée dans la douce pénombre de la nuit, une atmosphère de sérénité et d’apaisement. Ombres et lumières dansent alertes sur les volumes évanescents du visage de celle qui s’approche de la source lumineuse. Selon la configuration de leurs plis, une version différente de son visage se forme à chaque mouvement incertain de la flamme dorée, déposée par un rêve et soulignée par la lumière. C’est le monde de la fiction, ce qui aurait pu être là, ce qui pourrait être là-bas, ce qui pourrait arriver demain, ce qui aurait pu arriver hier. J’imagine une chaîne de montagnes derrière laquelle le soleil se lève, les ombres qui se projettent dans la vallée font apparaître un visage de profil qui se déforme.

Playa El Valle, République dominicaine : 15:24

Sur la plage déserte, elle s’amusait avec sa fille et son fils à construire un château de sable. Mais les enfants se sont vite lassés, préférant jouer ensemble à d’autres jeux. Ils ont creusé par exemple un trou, un peu en retrait sur la grève, une réserve d’eau qui, avec le soleil, s’est vite réchauffée, leur permettant de s’y baigner et de batifoler tous les deux dans cette baignoire improvisée sur la plage. Leur mère a continué malgré tout la construction de son château. Elle s’est entêtée. Il lui apparaît soudain qu’il y a dans cette activité dans laquelle elle le sait elle s’investit beaucoup trop, d’autant plus désormais que ses enfants n’y participent plus et s’en sont éloignés, désintéressés, une importance à la terminer, à mener à terme ce projet, même si désormais elle doit le faire toute seule. Finir ce qu’elle a commencé. Ce que ses parents lui ont appris. Ce qu’elle voudrait inculquer à ses propres enfants. Elle fait une pause, admire le travail réalisé. Ces tours qui se dressent fièrement vers le ciel. Ce château dont elle rêvait lorsqu’elle était enfant.

Keskin, Turquie : 02:24

Ils marchent l’un à côté de l’autre dans la nuit noire. Le paysage naît de l’obscurité qui les entoure et les accompagne, il apparaît au fil de leur avancée, sous le faisceau lumineux de leurs torches électriques qui balaient l’espace devant eux. Ils avancent à la même vitesse, dans l’inconnu de ce paysage nocturne. Au milieu d’une forêt dont les feuilles tapissent le sol vallonné. Le vent s’est levé tard dans la nuit. Les feuilles des arbres s’agitent en sonnant au-dessus de leurs têtes comme des clochettes qui tintent dans l’air du soir, elles scintillent dans la lumière artificielle des torches. Les deux hommes entrent en contact avec l’étrange mystère des espaces qui les entourent. À aucun moment ils ne doutent de ce qu’ils ressentent, pourtant rien n’y est moins changeant et mobile que nulle part ailleurs. C’est un endroit qui se transforme à mesure qu’ils avancent. Leurs métamorphoses ne les empêche pas de craindre d’être un jour ou l’autre démasqués. Avec le temps cela devient de plus en plus probable. Distraits et attentifs. Une manière de considérer la vie. Disparition et conséquences.

Arganil, Portugal : 23:24

Elle ne s’en est pas rendu compte immédiatement. Une vague sensation tout d’abord, comme une crampe d’estomac, une pique dans le ventre. Elle connaît pourtant bien cette douleur, elle la devine, l’anticipe la plupart du temps. Mais là, sans doute à cause de la fête, des pas de danse, de l’émotion d’être avec lui et de partager ces instants où son corps s’abandonne, elle n’a pas su lire les signes que son corps troublé lui envoyait. Ces signes ont été masqués par d’autres signes. Les bruits de la fête, le son de la musique, les corps qui dansent en rythme, les lumières qui clignotent, les couleurs sur les murs, les regards qui se cherchent dans la confusion de la foule, ce dialogue en silence, les yeux dans les yeux. Le sang a coulé, maculant sa culotte, tâchant sa jupe légère. Rouge sur rose. Elle ne pouvait pas rester ainsi sans rien faire. Avec sa robe tâchée et le risque que ça s’aggrave. Elle est allée laver sa jupe dans les toilettes. Elle a tourné le robinet d’eau. La robe rose est devenue rouge au contact du liquide. Couleur sang.

Vienne, Autriche : 00:24

Elle vient de s’évanouir, son corps a sombré par terre comme un immeuble détruit à l’aide d’explosifs qui s’écrase, étage après étage, les uns sur les autres, dans un large nuage de poussière, avant de laisser apparaître un amas de gravats. Son corps se plie afin de tomber. Les jambes se défaussent, tremblotantes, devenues inutiles. Les genoux se plient. Le bassin s’écroule, et tout le reste suit dans la chute. Elle n’a rien pu anticiper. C’est arrivé si soudainement. Elle s’est à peine sentie partir, son corps s’amollir sous son poids. Sa vue s’est troublée momentanément, des bourdonnements à ses oreilles, les bruits alentour sont devenus brusquement presque inaudibles. Puis ce fut le vertige. Et la chute. Une baisse brutale et transitoire de la pression artérielle et de la fréquence cardiaque. Elle connaît le phénomène, habituée aux malaises vagaux. La tête renversée en arrière, les jambes relevées, il a d’abord soulevé la paupière de son œil droit pour examiner la dilatation de ses pupilles et vérifier ainsi de possibles signes neurologiques. Elle n’a rien. Ce contact seul la fait revenir à elle, à la manière d’un pincement.

Santa Ana, Salvador : 20:24

Le plus difficile est de décrocher. La main hésite à composer le numéro que la jeune femme connaît pourtant par cœur. Le numéro de l’appartement de sa jeune sœur. Elle doit annoncer la mauvaise nouvelle à son mari mais n’y parvient pas. Dans l’hôpital, l’agitation et les bruits habituels. Elle entend dans son dos les pleurs de ses parents venus l’accompagner. Ils essaient de rester dignes, d’être discrets. Mais la douleur les bouleverse. Ils ne peuvent s’empêcher de pleurer. Elle les entend. Elle leur tourne le dos. Elle garde le combiné un long moment collé contre son oreille droite, tête baissée, la main gauche incapable de se diriger vers le clavier pour y taper les numéros de son téléphone. Il faut qu’elle le prévienne. Il doit apprendre son décès. Elle répète plusieurs fois dans sa tête les mots à utiliser pour atténuer l’annonce, le ménager, mais elle ne peut rien atténuer, sans prolonger l’attente. Le dilemme est insupportable. Cela fait déjà plusieurs longues secondes qu’elle se tient à l’arrêt devant l’appareil téléphonique, sans parvenir à composer le numéro. Le plus difficile est de s’accrocher.

Safune, Samoa : 13:24

Leurs gestes s’associent, se coordonnent à merveille. Elles n’ont pas besoin de se regarder, elles se connaissent si bien, depuis si longtemps, qu’elles s’ajustent harmonieusement. L’intimité de leur relation leur permet de travailler ensemble sans parler, unies. Ce sont les mouvements réguliers de leurs corps, à genoux sur le sol ou assis en tailleur, tissant les nattes de joncs, servant à couvrir les planchers ou à revêtir les murs des pièces d’habitations. Dans la plupart des maisons le plancher est surélevé de quelques centimètres au-dessus de la surface du sol, la terre d’abord battue est ensuite recouverte de feuilles de cocotier et d’ifi et d’herbes sèches sur lesquelles on étend une natte blanchie faite de jeunes feuilles de cocotier. Ce tissage rappelle celui des étoffes de crin. Lorsqu’il pleut ou pendant les nuits froides elles baissent une espèce de jalousie en natte laquelle est attachée au toit. Dans le frôlement répétés des feuilles sèches les unes contre les autres, une vérité se dérobe. Un bouleversant effacement devant l’œuvre qui affleure. La beauté et la perfection de leurs gestes. Rien d’autre. La profondeur se cache à la surface.


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