« La grande révélation n’était jamais arrivée. En fait, la grande révélation n’arrivait peut-être jamais. C’était plutôt de petits miracles quotidiens, des illuminations, allumettes craquées à l’improviste dans le noir ; en voici une. »
Vers le phare, Virginia Woolf
Vladivostok, Russie : 06:15
Au petit matin. Elle se redresse à peine, le draps relevé sur sa poitrine pour se protéger du froid. Une forme de pudeur aussi. Le nez dans son épaule. Le regard de biais. Sur le corps allongé de cet homme à ses côtés dont elle ne sait rien ou presque. Ce corps qui s’est donné dans la nuit, qui l’a prise. Toute la nuit lui revient en se réveillant avant lui dans le froid de la chambre. Légers frissons du réveil. Nue sous la couverture épaisse. Elle tente de se rappeler tout ce qui s’est passé. Qui est cet homme avec qui elle a passé la nuit, qui a dormi dans son lit, mais dont elle ne se souvient pas. Il dort paisiblement, d’un sommeil profond. Les images de la nuit reviennent par bribes, sursauts successifs. Elle entend sa respiration même s’il lui tourne le dos. Son corps sous les draps. Sa peau douce. Elle se souvient de ses caresses. De ces gestes pour l’empoigner, la retourner, l’enlacer. Leurs corps se cherchant dans la pénombre de la chambre, le froissement des draps, peau contre peau. Les cris, les odeurs. Les griffures, les baisers.
Sirjan, Iran : 23h45
En plein désert, un grand jardin dans lequel sont plantés des centaines d’arbres secs et démunis de feuilles. Le jardin des pierres. Un jardin mystérieux qui ne ressemble à aucun autre jardin dans le monde. Un jardin sans aucune plante, pas un arbre, en dehors de ces branches et de ces troncs d’arbres morts trouvés dans le désert. Un jardin minéral, fait de sable et de cailloux. De morceaux de bois noueux et de lourdes pierres. Des troncs infructueux, des arbres secs, longs et courts, à distance les uns des autres et sans racines. Des milliers de pierres percées, petites et grandes accrochées irrégulièrement et suspendues aux branches à l’aide de vieux câbles téléphoniques. Ce jardin est l’œuvre d’un berger sourd et muet, sa manière de protester contre ses terres asséchées. Une façon de rappeler son jardin perdu. Chaque pierre, chaque arbre avait une signification particulière pour lui. Il a accroché une pierre courbée comme une tête rasée sur un arbre lorsque son petit-fils est devenu soldat. Une pierre ronde et douce en souvenir de sa femme, morte quelques années plus tôt. Une pierre avec deux larges trous que certains considèrent comme son autoportrait.
Massaoua, Érythrée : 23:15
Ce que tu as vu a été photographié, enregistré sur la surface sensible de la pellicule, tu gardes encore en mémoire le geste que tu viens d’effectuer pour prendre cette photo, ton corps en préserve une trace momentanée, qui se devine à ton attitude hésitante et incertaine, la tenue de ta tête, légèrement inclinée, le doigt qui vient d’appuyer plusieurs fois de suite sur le bouton déclencheur de l’appareil, plié, restant coincé en l’air comme un hameçon ou un crochet, se dépêchant de prendre des clichés de cette personne qui s’éloigne de toi et dont dont tu veux garder l’image à tout prix, le souvenir. Il est parti désormais. Tu reviens à toi lentement. L’esprit encore perdu, distrait dans l’image que tu as vue, que tu as prise. Écartant l’appareil de ton visage, éloignant l’œil du viseur, entre l’image enregistrée et l’image que tu as désormais sous les yeux, ce qui a changé sensiblement entre temps, ce qui a disparu, ce qui apparaît, dans ce mouvement de balancier, d’incertitude. Dans ton regard un peu troublé, l’esquisse d’un sourire las. Un tremblement discret. Un embrasement intérieur.
Swansea, Pays de Galles : 20:15
Sur le mur de la chambre, un ensemble de polaroids collés bord à bord, formant une mosaïque d’images, qui recouvre entièrement le motif du papier-peint jusqu’à le faire disparaître. Un ensemble d’images, de portraits éclatés en autant de vignettes d’instants suspendus que de sensations ressenties, fragments diffractés d’une même scène, un baiser entre deux adolescents, qui se répète à l’infini, le visage de ces deux jeunes amoureux qui s’embrassent pour la première fois pris selon différents angles de prises de vues, dans le tournoiement de leur étreinte, la valse-hésitation de leurs timides baisers, la bouche qui cherche l’autre, entre en contact, dialogue secret, l’appareil à bout de bras, de haut en bas, les suivant dans leur manège amusé, tournant avec eux pour mieux les accompagner dans ce premier contact intime, leur permettant de prendre en même temps de la distance avec ce qui est en train de se passer. Ne pas se laisser emporter par l’émotion trop vive, à fleur de peau, cette sensation qu brûle le cœur, ramollit les jambes, tremblantes et flageolantes, réchauffe le corps jusqu’à la sueur froide, et fait tourner la tête.
Mapiripana, Colombie : 12:15
Une stèle accrochée au mur. Sur cette stèle une plaque de cuivre. Des lettres gravées, leur volume épais se détache de la plaque, et sous la lumière rasante de la méridienne, leurs ombres en renforcent les caractères marqués et l’aspect solennel du message. Un hommage aux premiers explorateurs qui ont conquis le pays. On peut lire à travers cette déclaration une manière d’écrire l’Histoire c’est-à-dire de construire le récit d’un pays qui s’est édifié au détriment des habitants primitifs du lieu, dans leur négation même, leur méticuleux effacement, l’effarement d’une violence ignoble, sanguinaire, ces peuples qui ont été chassés, traqués, exécutés, pour ce qu’on a prétendu être leur violence, leur sauvagerie, parlant même de cannibalisme. Ces mots qui blessent, qui insultent, qui trompent, qui mentent, pour inventer une version des faits qui corresponde à celle écrite dans les livres d’Histoire, noir sur blanc, avec la sueur des conquérants et le sang des conquis. Et l’ombre de cet homme qui découvre cette plaque commémorative, tente d’en comprendre le message dans une langue qui n’est pas la sienne, est une nouvelle violence. Un mensonge et une trahison.
Bélem, Brésil : 17:15
La lumière traverse le réseau touffu étouffant des larges feuilles des arbres. Dans cette lumière des heures où semble rêver l’invisible. L’appel des hautes lumières et des forts contrastes. Buter sur l’une ou l’autre perception particulière, chaleur ou froid, lumière ou ombre, amour ou haine, douleur ou plaisir. Alors le plus simple, un volet, une lumière, un feuillage, devient vertigineusement dense. Sensible aux états changeants du paysage, sa lumière autant que ses lignes. Une lumière inattendue sur les feuilles des arbres de la forêt. L’ombre se projette et s’imprime sous la frondaison des arbres avec une précision et une finesse de dentelle. L’écorce est une peau, l’ombre l’habille de son tissu aérien. C’est en train de bouger, de vibrer. Elles nous enserrent, ces branches, nous séduisent pour que nous restions à les admirer tout le jour. Cette lumière, qui descend, d’où vient-elle ? Nous ne pouvons plus partir. Cela ressemble plutôt à un torrent rapide et sombre : des visages, des mouvements, des voix, des gestes, des cris, des ombres et de la lumière, des atmosphères, des rêves, rien de fixé, rien de vraiment tangible que l’instantané des apparences.
Lincoln, Nebraska, États-Unis : 14:15
Les rues étaient lentes et calmes. Dans une solitude toujours aussi intense. Dans l’étroite bande de silence qui se plaquait aux murs, un chat égaré, fuyant comme une ombre. Les rues ne menaient nulle part puisque plus personne ne les empruntait. Il allait d’un trottoir à l’autre, de fenêtre en fenêtre pour scruter un ciel sans nuage. Il était là sans personne autour de lui et c’était la première fois que cela lui arrivait. Son cœur continuait de battre la mesure. Il y pensait par surcroît de présence au rien. Dans les rues interminables qu’il remontait sans autre but que celui d’une rencontre de plus en plus improbable, il se rendait compte soudain qu’il était temps de vivre autrement, mais sans savoir comment faire. Il avait envie de poser sa paume ouverte sur le dessus de celle de sa compagne, dans une légère caresse, un contact apaisant, un regard complice, une écoute attentive, une attention, un échange discret mais réel. Il ressentait le besoin urgent d’entendre sa voix. Mais elle n’était plus là désormais. Chacun cherche à échapper à sa solitude, à ses souvenirs, à son passé, à sa folie.