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De Francfort en Allemagne à Londres au Royaume-Uni

« La grande révélation n’était jamais arrivée. En fait, la grande révélation n’arrivait peut-être jamais. C’était plutôt de petits miracles quotidiens, des illuminations, allumettes craquées à l’improviste dans le noir ; en voici une. »

Vers le phare, Virginia Woolf

Francfort, Allemagne, 22:03

Un battement appuyé, un mouvement qui déplace les lignes. Cela permet de fixer les choses et surtout de les comprendre. Qui se cache derrière cette porte ? Dans la transparence de la vitre laissant apparaître le dessin d’une silhouette, menace ou salut de la main ? Qui es-tu ? Mon corps prend d’instinct une immobilité animale. J’observe silencieusement les alentours de la pièce que je croyais déserte. Mon corps continue d’avancer dans le hall, comme si je marchais dans le vide. Certains jours, il faut juste finir ce qu’on a commencé, tout ce qui s’est évanoui, pour revenir se réfugier en soi. Une image fantôme s’imprime sur la rétine alors qu’il n’y a plus rien, une étoile morte perdue au milieu de la voie lactée. En apparence, à la surface des choses où rien ne change, où les objets gardent leur place et leurs parties, recouverts seulement sur leur patine d’un peu de poussière, comme une fine peau de sable, un voile de tulle, un vestige, mais rien en dessous n’est comme avant, tout un peu plus désert, l’écho qui résonne plus fort est un subtil indice, dans le silence.

Lahra, Inde : 02:33

Une nuit mauve pleine d’ombres. Avant l’aube. Un moment avant que le jour ne se lève où la lumière lunaire teinte de bleu le ciel nocturne et dessine sur les murs décrépis son ombre maigre qui se déplace lentement dans la cour de la maison, avec légèreté, prudence et discrétion. Un univers de sons plats, indifférenciés, impossibles à distinguer. Une espèce de départ taciturne, un peu cruel, un dialogue inespéré entre la vieille femme et son domaine, son jardin, un moment beau et redoutable à la fois, comme un message secret dissimulé dans la paisible arborescence du temps où l’attente n’a plus sa place. Elle sent que le sommeil est en train de s’emparer d’elle. Dans la pénombre du jardin, derrière elle, le croassement des corbeaux. Il me reste peu de jours à vivre, dit-elle souvent avec son sourire édenté. Nous n’aurons plus l’occasion de nous voir sous les apparences à travers lesquelles nous nous sommes connus. Elle s’efface dans la nuit sans savoir s’il faut ne plus avancer vers sa vie ou ne plus reculer face à sa mort. Qu’est-ce que nous faisons dans ces corps ?

Sidney, Australie : 08:03

Les mains dans l’eau tiède du bain qui refroidit, j’avance à tâtons. En aveugle. Ce qu’on ne voit pas, qu’on imagine au contact de l’eau. Les cris des enfants nous éclaboussent de leur joie tonitruante. Leurs jeux se prolongent en dehors de la salle de bain. En écho dans la chambre d’à côté. L’excitation des récits improvisés, des personnages incarnés, des mondes inventés. Mais le calme finit par se faire en moi. Je sens qu’il n’y a plus rien à craindre. Le plus éprouvant est passé. Le corps penché, tordu, trempé, dans l’inconfort d’une position tenue trop longtemps. Tout un monde qui nous échappe. Plonger la main pour retrouver au fond les jouets qui ont coulé. Ne pas les voir disparaître avec l’eau du bain. Sa couleur écœurante. Je garde devant les yeux cet éclat noir, lustral, d’une lenteur qui se hâte, d’une sombre force d’eau qui sommeille. Un remous s’épanche, comme sous la peau tressaille le muscle du fauve assoupi, la promesse de sa proie. Je ressemble à un homme qui écoute à une porte. Je n’entends rien. Le regard flottant.

Akureyri, Islande : 21:03

Un feu de cheminée, sa chaleur enveloppante, ses flammes qui me réchauffent. Je me suis assise, sous le rond lumineux de la lampe, la nuit m’encercle, sans bruit, sans parole, sans déposer d’ombres sur la table, ni mouvement, ni souvenir, juste mon affliction pour compagnie. Les yeux lourds dans la chaleur enveloppante de l’âtre de la cheminée. Le feu aux joues. Je m’endors. La femme qui m’accueille s’adresse à moi sous les traits de ma mère, c’est une évidence soudain, ma mère est encore vivante, prévenante, attentionnée, elle s’occupe de moi. Je me réveille à ses côtés. Elle me conduit dans une autre pièce, sa main dans la mienne. Je la suis. En rêve. Souvent le moment le plus banal, le plus ordinaire, d’une vie, c’est aussi celui où, sans y prêter attention, tu te retrouves à quelques mètres d’un lieu, d’une personne, qui, un jour, dans une semaine ou un an, jouera un rôle décisif. Je regarde brûler les dernières bûches, les flammes se froisser, avec l’envahissante sensation de n’être que deux yeux qui regardent, pendant que moi je suis ailleurs, sans savoir où exactement.

Malmö, Suède : 22:03

Cela fait longtemps que je ne dors plus. À la nuit tombée, j’observe derrière la fenêtre ce qui se passe dans le jardin. Jeux d’ombres. Ce qui se trame dans l’obscurité. Sur le point de faire une découverte désagréable, me confronter à quelque chose de difficile, de crucial peut-être. Un mauvais pressentiment. Je ne le cache pas. Je suis à présent déterminé à faire face. Je le désire, je suis prêt. Je fais le vide, j’avance, un pas après l’autre, intérieurement s’entend, calme et tendu, le cœur battant. Mon regard se détache de mes réflexions, je deviens peu à peu indifférent à celui que j’étais. À l’intérieur de la maison, tout paraît calme, serein. Pas le moindre mouvement. Les gens dorment. Dehors tout semble identique et pourtant la menace gronde en secret. Tout se met à trembler loin des regards. Le monde tombe sur vous et la nuit avec. Dans la solitude, le regard se charge de silence et d’ardeur. Dans l’obscurité, la noirceur tranchante des arbres du jardin augmente la clarté du ciel étoilé. C’est un lieu qui n’existe pas ailleurs qu’en nous-mêmes.

Stone Town, Zanzibar, Tanzanie : 00:03

Dans un premier temps le regard s’arrête sur cette accumulation sans en comprendre le sens. Un amas de mains ? Une émotion archaïque, bestiale, d’une silencieuse intensité. Parfois aussi, l’étrange feu ravivait un instant sa flamme. La machine devenue folle, statues admirables, un vide à la place du cœur. La poitrine envahie de ténèbres, ma pensée perdue loin de ce qui se pense en elle, quand soudain je m’arrête, terrifié. Dans mon souffle autre chose que de l’air. Les sales chemins couverts de tas et d’ornières, faits d’attractions et de distractions, de nuances et de brusqueries. Des scènes s’ébauchent, les images défilent. Ce ne sont pas des mains de mannequins comme je l’ai d’abord imaginé, mais un tas de mains coupées. L’horizon change d’apparence, l’ombre est toujours noire. Le prochain pas, précipice. Celui que l’on ne voit pas. Toute cette violence nous échappe. L’essentiel vient toujours de ce que l’on ne possède plus, que l’on a perdu ou manqué. Dans ce que l’on donne, il y a tout ce qui nous a été refusé. Un dialogue nu avec le langage du réel.

Londres, Royaume-Uni : 21:03

Tout se tait autour de moi. J’avance dans le noir, les sens à l’affût. Aux aguets. Tout peut arriver à n’importe quel moment. La menace invisible est un grand fracas d’ombres et de bruits. Il s’avance vers moi. Je ne sais pas quoi faire, ni comment réagir. Je voudrais disparaître, comme par miracle. De peur, je dispose ma main devant mon visage, comme si cet obstacle, cet écran, suffisait à me protéger, en me rendant invisible. Parce que je ne vois plus, je pense disparaitre à sa vue. Se cacher pour ne pas affronter sa peur, y faire face. Un regard feutré, de biais, sans cohésion. Un regard fuyant. Mais on ne peut pas tenir longtemps dans ce simulacre de défense, dans cette attente puérile. Ne plus rien voir devient soudain plus terrifiant encore qu’affronter le danger. L’enfant en nous fait glisser doucement ses doigts en V pour permettre de voir à nouveau ce qui se passe, à travers ses doigts écartés. Mais la résistance humaine a ses limites. Une fois repris possession de ses sens, se renfoncer sous le masque de la main. Un jeu d’enfant. Jouer à se faire peur.


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