« La grande révélation n’était jamais arrivée. En fait, la grande révélation n’arrivait peut-être jamais. C’était plutôt de petits miracles quotidiens, des illuminations, allumettes craquées à l’improviste dans le noir ; en voici une. »
Vers le phare, Virginia Woolf
Iakoutsk, Russie : 01:12
Sur les hauteurs de la ville, les lumières étincelantes. La ville s’offre à eux. Elle lui parle comme la ville lui murmure ses mots, lui parle à l’oreille, se confie à lui dans leur langue commune, leurs lieux partagés, comme ils rêvent en marchant, en avançant dans l’espace nocturne, dans l’intensité de sa forme, dans le dédale permanent du réel et les méandres de leurs souvenirs, les réécritures successives et incessantes de la mémoire où devient mobile, flottant, chemin sans cesse nouveau, pourtant sans fin recommencé, recomposé, sonore, une parole qui s’énonce peu à peu. Une déclaration d’amour. Tout est répétition, retour. La ville s’ouvre à eux comme paysage, elle les enferme comme chambre. Il l’entend. Un dialogue s’instaure dans les interstices de ce secret qui se trame entre eux. Ces retrouvailles. L’intensité ou son absence. Un lent cheminement. Dans les images de la ville qu’ils laissent patiemment se former en eux. Dans l’étendue des lumières de la ville. Dans le léger vertige, la rumeur constante. Il l’attend. Ce qui vient, ce qui finit toujours par arriver. En fait, même la première fois est une seconde fois.
Likasi, République Démocratique du Congo : 18:12
Le temps est lourd et nuageux. Une piscine à l’abandon. L’hôtel s’est vidé de ses occupants pendant le conflit. Tout le monde a fui la région. La peur des représailles, des combats. Des balles perdues. Des règlements de compte. Les courbes de la structure de la piscine laissent leurs traces ondulées dans l’eau croupie. Les marbrures de ces eaux sombres et infestées d’insectes grouillants évoquent les volutes des couvertures de livres anciens. Cet apprêt humide sur lequel l’artiste obtient des motifs analogues à ceux du marbre ou d’autres roches, motifs obtenus par la flottation de couleurs à la surface de l’eau, d’une solution gélifiante et par l’application de ces couleurs suit le transfert sur la feuille qu’on y dépose ou d’autres surfaces comme des tissus. Mais aucun livre n’a été écrit ici, sur ce lieu. L’hôtel et sa piscine étaient là avant les habitations. Il y a longtemps maintenant. Construit alors qu’il n’y avait encore rien autour. Calme. Le long bâtiment dessine comme un flanc de falaise artificielle. Nu. Beauté de l’ouvrage humain. Trésor de puissance à créer des courbes de béton armé.
Detroit, Michigan, USA : 12:12
Il traverse la rue déserte en toute hâte. De quoi a-t-il peur ? que fuit-il ? Toutes les maisons du quartier sont en ruine. Le temps s’est arrêté brusquement. La lumière vient raser le sol. La silhouette du garçon comme une ombre fuyante. Le ciel puissant arrive trop vite. La rue s’étire au loin, ralentit sa course effrénée. Il revient sur ses pas, retrouve d’anciennes traces dans lesquelles il n’a aucun mal à remettre les pieds, fausse impression que rien n’a changé, pourtant rien n’est plus pareil. Entre les lignes d’un temps qui le dépasse, le transforme. Au rythme de sa course, les souvenirs reviennent, remontent à la surface. Ce qui change et ce qui ne se transforme pas. La frontière entre les deux reste très mince. Mais qu’est-ce qui change au fond ? Le sang bat contre ses oreilles, il finira par interrompre cette errance sans but. D’un côté, les pelouses propres, les routes impeccables, les arbres étêtés, et de l’autre les orties entêtées, les ornières profondes, et tout au bout un bosquet d’arbres calcinés. Cette possibilité avait dû être présente dans la ville depuis le début.
Londres, Royaume-Uni : 17:12
C’est un jeu qui peut mal tourner. Un jeu sexuel. Étouffement avec un sac ou strangulation avec une corde ou un foulard. Ne plus respirer. L’excitation de l’interdit. Frôler la mort. Jouer avec elle. Se tenir en équilibre instable sur le rebord. Vertige des limites. Dans la fougue de leur étreinte, une nuit elle avait fait pression sans y penser autour de son cou. Il avait perdu connaissance et la sensation de perdre pied l’avait bouleversée. Dans ces moments de suffocation, il entrevoyait sa femme qui se noyait, il parvenait à la rejoindre. Chaque expérience l’en rapprochait. Il ne lui en parlait pas mais dès que c’était possible il la suppliait de pratiquer à nouveau la strangulation ou l’asphyxie à l’aide d’un sac plastique. Au bout d’un moment elle refusa de continuer de peur de lui faire mal. Ce qu’il cherchait était plus puissant que ce qui l’avait attiré vers elle. Elle se sentait rejetée. Inutile. Elle lui en voulait. Elle devenait l’intermédiaire entre sa femme et lui, et même s’il avait honte de cette situation, il ne pouvait s’empêcher de poursuivre cette expérience morbide.
Winnipeg, Canada : 11:12
Allongée sur son lit. Elle ferme les yeux. Elle laisse monter en elle certaines images en désordre, les convoque tout d’abord tendrement en chuchotant avec un peu de fébrilité, sans doute est-ce le manque d’habitude. La caresse d’un bras, le souffle de sa bouche dans la nuque, les cheveux relevés. Et elle y va. Troublée et sans vraiment le vouloir. Hésitant entre pulsion et rejet. Dégoût et solitude. Elle garde les yeux étroitement fermés. Sa main s’attarde sur son sein, s’arrondit puis glisse le long de son ventre tiède, s’immisce sous la toison, poussée par une impulsion subite. Les images s’accélèrent. Répétition de certains motifs. Fragments de corps, contacts de peaux, poils et cheveux, odeurs enivrantes, cris et encouragements. Respiration saccadée. Attraction érotique. Elle insiste, s’encourage, son souffle rauque s’accélère. Sa bouche s’ouvre. Ses lèvres s’étirent sur les côtés, dénudant les dents, son corps se contracte durement. La main s’abandonne à la cadence des soubresauts du corps. Le sang afflue sur ses lèvres. De sa gorge sort un son qui est comme un pleur ou un cri à demi étouffé. Le plaisir est assez vague mais tenace.
Tougouzagué, Burkina Faso : 16:12
Attiré par les étendues désertiques, il ne cesse de parcourir les paysages du Sahel en compagnie de sa cousine. Ils courent l’un après l’autre jusqu’à se fondre avec la terre, un seul et même corps. Ils aiment jouer à disparaître. Révélation des corps, chair ouverte. La peau est un secret profond. Le regard est un autre seuil qui permet de vivre pleinement sa rencontre avec l’autre, dans un dialogue intime. Le partage des regards. Je te vois. Je mets mes doigts sur mes yeux. Je continue à te voir. J’existe dans ton regard. L’attention que tu me portes. Cet amour. Le regard, seul, n’est peut-être plus suffisant, il faut l’échanger désormais. Dans la chaleur des bras s’oublie le voile du regard. Dans la profusion des liens secrets et sensuels de leur âge. Ma main écoute ton corps respirer et interroge tes veines. Ma main console, timide, le temps qui nous sépare déjà plus loin, déjà. Un seuil que tu ignores où ma main est présage d’un ailleurs. Juste avant de s’endormir. Les secrets des anciens et la sagesse du doute. Comprends-tu mon regard, mon attente, mon inquiétude ?
Trentham, Australie : 02:12
La nuit ne fabrique que de la nuit. Épuisée de fatigue, tête lourde, nuque tendue, tiraillée par le sommeil, après plusieurs bâillements intempestifs, la fatigue s’empare de son corps. Le temps suspendu et son simulacre. Elle n’a pas eu la force de se lever, depuis quelques minutes déjà elle ne sentait plus ses jambes, ses bras s’engourdissaient, les paupières lourdes. Elle était en train d’écrire une lettre, de lire un livre, elle s’est endormie soudainement. À sa table de travail. Dans le calme de son bureau. Dans l’impossibilité de poursuivre. Elle a posé sa tête au creux de son bras recouvrant la feuille sur laquelle elle écrivait sa lettre, au risque de la froisser, mais la fatigue est plus forte. Son corps abandonne la partie, besoin de se poser, se reposer un moment avant de pouvoir aller dormir. Pendant ce temps, en rêve, l’écriture de la lettre, la lecture du livre s’achèvent, bien sûr il s’agit d’un autre livre que celui qu’elle était en train de lire, d’une autre lettre, un brouillon qu’il faudra reprendre, écrire à nouveau. Comme un écart soudain, une embardée dans l’effondrement.