« La grande révélation n’était jamais arrivée. En fait, la grande révélation n’arrivait peut-être jamais. C’était plutôt de petits miracles quotidiens, des illuminations, allumettes craquées à l’improviste dans le noir ; en voici une. »
Vers le phare, Virginia Woolf
Nizhny Novgorod, Russie : 08:44
Il a plu toute la nuit. Une pluie dense et continue. Une pluie battante qui cogne contre les vitres, rebondit sur le bitume et finit sa course dans les rigoles du trottoir. La terre est encore gorgée d’eau. Les flaques créent des miroirs dans lesquels le ciel peine à se réfléchir par manque de lumière. Il tangue en marchant sous le regard amusé des passants qu’il croise. Pas un regard vers eux, fuyant. Il sourit dans le vide. Et en vérité davantage encore. Cet instant-là de léger flottement. Sous son parapluie, isolé des autres et de la pluie, les gouttes applaudissent au spectacle de la rue, contre la nostalgie de lui-même. Le capot de la voiture est encore humide, recouvert de milliers de grosses gouttes compactes qui laissent des billes d’eau diffracter le ciel gris. Sa main glisse et laisse sa trace vague sur le métal brillant du capot humide. Un bruit d’essuie-glace. Dans son va-et-vient. Plus le temps passe plus il trouve le quotidien fascinant. Il relève la tête, contemple son œuvre, satisfait. C’est l’idée d’une perfection, ce scintillement. Un point de départ. Une politesse de saison.
Copenhague, Danemark : 07:44
C’est décidé, il part. Il a tout organisé en quelques jours, c’est la première fois qu’il fait ça, qu’il se décide sur un coup de tête pour prendre des vacances à l’étranger. D’habitude, il est très casanier. Il n’est jamais sorti de son pays. Il va séjourner une semaine en Thaïlande. Il a acheté ses billets d’avion en ligne, il a réservé un hôtel luxueux sur la plage de Pattaya sans rencontrer de difficultés, ce qui l’a soulagé et lui a laissé penser que son voyage se présentait dans les meilleures conditions. Il ne lui reste plus qu’à préparer sa valise avec la même application sereine et méthodique qu’il a mise dans tous les autres préparatifs de son voyage, avant d’aller prendre un bus pour rejoindre l’aéroport de Copenhague où son vol est annoncé en tout début d’après-midi. Il a installé sa valise grande ouverte à même le dessus de lit, il pose au fond, délicatement, ses chemises parfaitement pliées, fraîchement repassées par sa mère avec qui il partage sa maison. Il a pris un peu d’avance sur l’horaire prévu de l’embarquement.
Pattaya, Thaïlande : 10:44
En faisant le marché, il s’étonne de la richesse des couleurs des aliments exposés à foison sur les étals fournis des différents marchands. Piments, citronnelle, mangoustans, pousses de bambou, Kailan, Galanga, fleurs de bananier. Il goûte aux spécialités locales, crêpes au lait de coco et crevettes séchées. Il admire la fraîcheur des poissons et les empilements de crevettes séchées. Il apprécie à la surprise générale la saveur des larves. Tous ces mets auquel il n’a jamais goûté, qu’il découvre ébahi pour la première fois. Des sons persistants envahissent tout l’espace, les scooters pétaradent, les cris, les invectives, les animaux vivants en liberté dans la rue, les oiseaux qui chantent à tue tête dans le feuillage dense des arbres, les koëls notamment qui ressemblent à des coucous, les voix des adultes et des enfants, dans cette langue qu’il n’a jamais pratiquée, qu’il entend pour la première fois, chantante, rythmée, aux tonalités subtiles, on lui expliquera d’ailleurs que la même phrase, maï maï maï maï, peut avoir deux significations différentes suivant l’intonation portée sur chaque mot, transformant la question le bois vert brûle-t-il ? en affirmation, le bois vert ne brûle pas.
Yekepa, Libéria : 05:44
Une frontière est toujours l’occasion de passer de l’autre côté. Aller avec les heures et les saisons d’un seuil à l’autre. La beauté n’est pas dans l’œil de celui qui regarde. Ce dont je me sers pour prendre distance avec l’image, voilà ce qui me fascine vraiment, hypnotisé par la distance de l’ambition. Je vois d’autant plus que je prends moins. C’est parfait vous allez voir. L’imaginaire est du côté du regard. Inutile d’essayer de délimiter les frontières entre vie privée et vie publique, la distinction entre regarder et être regardé. Cette touchante fraternité qu’à tout le monde on cachait, moins loin qu’on ne pensait la foule stupide. Il y a des choses qui sont permises aujourd’hui, dans des lieux déterminés, à des moments précis. Ce qui était intolérable et invisible, il y a encore quelques années, est devenu un standard de la visibilité. Vous n’avez jamais bougé d’ici, au garde à vous, chacun à sa place pour le moment. Donner à voir aux autres ce qui est censé, habituellement, rester caché dans l’espace de l’intime revient à traverser une frontière.
Shimla, Inde : 11:14
C’est un geste qui remonte à l’enfance. Un jeu excitant qu’on croyait oublié. Un lointain souvenir, enfoui, qui resurgit brusquement. Se baisser et placer son oreille à proximité des rails de la voie de chemin de fer, sans toucher la surface métallique avec sa tête, et tenter de prévoir ainsi l’arrivée du train. Deviner qu’il s’annonce, en restant à distance, sans le voir, simplement en sentant vibrer, clinquer et cliqueter près de son oreille le métal rouillé. Les rails tremblent et signalent l’approche imminente d’un train. On se souvient de l’avoir vu faire ce geste dans de si nombreux westerns de notre enfance, avoir lu à ce sujet tant d’histoires et d’aventures du Far West, mais on n’a jamais essayé. La peur sans doute nous empêchant de prendre ce risque. Et la question que depuis notre enfance nous nous posons, restée depuis en suspens, un train qu’on entend arriver au loin nous laisse-t-il le temps de nous relever ? Cette méthode permet-elle vraiment d’anticiper l’arrivée du train au-delà de ce que l’oreille et la vue peuvent toutes les deux nous permettre ?
Le Pirée, Grèce : 08:44
Sur les hauteurs de la ville, en se promenant, elle a trouvé le corps d’un animal mort, un jeune chat, son cadavre pourrissant à l’air libre, recroquevillé en boule, plusieurs plaies à vif sous l’amas de poils sales. Pour éviter qu’il transmette aux autres animaux la maladie qui l’a fait mourir, elle le ramasse avec des gestes retenus, méticuleux, un soin tout particulier. Elle le glisse à l’intérieur d’un sac plastique, le ramène chez elle pour l’incinérer. Elle enterrera ensuite les cendres de son cadavre dans son jardin, bien profondément. Elle pense en quoi tout cela la rapproche de son origine bestiale. Les hommes ont peut-être délibérément choisi d’aller vers leur propre destruction. Cette obscurité au fond d’elle à ce moment précis, pleine de doute, d’incertitude, d’où vient cependant la lumière. Les animaux qui travaillent en chacun de nous à nous rendre ce que nous sommes, autres à nous-mêmes. Il ne se passe pas une semaine sans qu’elle entende un chien hurler à la mort. Elle imagine qu’ils annoncent la disparition de son père ou celle d’un homme comme lui. Seul, fragile, taciturne.
Krško, Slovénie : 07:44
Dans le train, près de la fenêtre. Le regard dans le vide, rien de précis sous les yeux. Rideau d’arbres encore nus, immeubles et maisons individuelles des périphéries de la ville. Elle ne prête plus attention aux gares où le train s’arrête. Elle plonge en elle-même, immobile, elle accueille les pensées qui surgissent, parce qu’elle les laisse venir. Perdue dans le lointain. Le roulis des wagons la berce dans la constance de leur vitesse, la monotonie des images qui défilent derrière la vitre, elle a bien du mal à les fixer, la chaleur artificielle du chauffage, étouffante, malgré le froid à l’extérieur qui empêche d’ôter son manteau, le bruit qui pénètre à l’intérieur malgré toutes les fenêtres fermées pour empêcher de laisser entrer l’air froid du dehors, la fatigue d’une journée qui commence tôt, pour aller étudier à la capitale, et savoir qu’au retour il faudra enchaîner avec un petit boulot pour arriver à payer le loyer de l’appartement. Dans le mouvement du wagon, le lent balancement du train la berce et l’invite à somnoler, ses yeux deviennent lourds, elle va les fermer, et elle s’endort rapidement.