« La grande révélation n’était jamais arrivée. En fait, la grande révélation n’arrivait peut-être jamais. C’était plutôt de petits miracles quotidiens, des illuminations, allumettes craquées à l’improviste dans le noir ; en voici une. »
Vers le phare, Virginia Woolf
Stornoway, Écosse, Royaume-Uni : 07:31
L’aube grise soulève lentement ses rideaux d’ondées. L’impression que le jour n’est pas encore levé. Le lampadaire devant l’arrêt de bus est reste allumé. On le voit de loin. Les choses se font et se défont. Elles ne sont pas un vide à remplir, mais une substance à démêler pour se rendre mobile. C’est moi, c’est vous et les heures qui passent. Le ciel, la rue et le vent. Il ne faut jamais dire : peu importe. Tout s’est arrêté. Le temps n’est plus. Il disait s’effacer, n’être rien, à cause d’elle. Quelqu’un tire la mauvaise carte. Il disait aussi : seul dans l’absence, la beauté du monde c’est le masque. Il disait suivre la trace qui vient. Un chien aboie. L’orage s’approche. C’est pourquoi les bruits du jour penchent vers le soir. Il disait se tourner vers l’horizon. Il ne disait pas ce qu’il regardait, c’était le noir. Que disait-il d’autre ? C’était l’aube. Derrière la vitre. On cherche des indices, des signes. Elle ne vient pas. Les premières gouttent tombent. Invisible est le travail du temps.
Lac Nero, Russie : 09:31
Ils sont venus exprès dans cette région. Sa femme y est née. Elle a toujours souhaité y être incinérée. Au bord du lac. Il exauce son vœux. Un ami lui prête main forte, il y a beaucoup à faire. Il a fallu la laver avec un gant humide sur son lit de mort. Son corps nu et flasque. Elle était encore belle avec ses longs cheveux blonds et ses seins lourds. Son mari l’accompagne pour lui faire ses adieux. Ils ont installé un bucher, plusieurs couches de branches de bois pour y déposer le corps. Pour que le feu démarre, ils ont pris soin d’imbiber un chiffon d’alcool afin de le passer sur le visage de la morte, puis ils l’ont enveloppé d’une large couverture à carreaux qu’ils ont arrosé de bière à grandes rasades. Chaque fois qu’ils en vident une, ils la jettent derrière eux sans un regard. Leurs gestes sont assurés, vifs. Ils doivent agir vite. L’incinération n’est pas autorisée. Les bouteilles tombent sur le sol sablonneux dans un bruit creux. Ils mouillent entièrement le corps d’alcool, avant de l’enflammer avec des journaux roulés en torche.
Fuzhou, Chine : 14:31
Il la suit dans le dédale tortueux de la ville. Il n’a aucune raison de suivre des inconnus dans la rue. Mais elle a quelque chose de particulier, un air familier qui l’a tout de suite attiré. Sans raison apparente, sans idée préconçue, il s’est mis à la talonner. Il ne sait pas où elle va parce qu’il ne sait pas lui-même où il allait avant de la croiser et de décider de l’escorter. Il traverse la ville sans savoir à quoi accorder plus d’attention, ce qui l’incite à ouvrir les yeux pour voir cette ville qu’il croyait connaître, sous un angle inédit. Par son parcours insolite, elle lui fait percevoir la ville sous un jour nouveau. Il se laisse porter, c’est son idée de départ, mais il doit rester cependant très concentré pour ne pas la perdre de vue à travers les ruelles de la ville, pour qu’elle ne le sème pas, volontairement ou non. Qu’elle ne le repère pas non plus, ne se rende pas compte de sa présence. La filature l’installe malgré lui dans la position instable et pernicieuse du suspect aux intentions douteuses.
Nishchindipur, Inde : 12h01
Quand on fait de la fièvre et que sa gorge est en feu, il n’y a pas grand chose qu’on accepte ingurgiter à part de la soupe. Malgré la fatigue et la fièvre, il boit son bol de soupe avec une certaine gourmandise. Son visage mince et chétif sombre derrière la faïence du bol évasé. Soudain il ne voit plus rien. Les yeux dans l’ombre du bol. Il se plonge dans les odeurs réconfortantes de la soupe qu’il termine jusqu’à la dernière goutte. Le goût de l’oignon et de l’ail hachés, du curcuma et du cari moulus, la cardamome dont il raffole, le bouillon de bœuf émietté et de poulet, et ces noix de pin grillées que sa mère ajoute au dernier moment. Il lève bien haut son bol jusqu’à toucher son front, la tiède buée qui lui recouvre le visage, quand il baisse le récipient pour le reposer sur la table, parsème la peau de son visage d’une fraîche humidité bien agréable, il suffit qu’un courant d’air traverse la cuisine et le voilà guéri. Il aime cette sensation autant que le repas qu’il vient de manger.
Rășinari, Roumanie : 09:31
Tout le monde le savait. Il vient seulement de l’apprendre. Il se sent trahi. Quand elle rentre à la maison, elle sait qu’il est déjà au courant. Elle vient de croiser une amie qui le lui a appris. Elle s’est dépêchée de rentrer. Elle a fait le plus vite. Elle ne voulait pas qu’il l’apprenne de cette manière. Toutes ces années, elle n’a pu lui avouer. C’était trop douloureux. Il n’est pas le père de son enfant. Elle ne l’a pas trompée. Elle sait qu’il ne peut pas accepter ce mensonge. Il n’essaie pas de comprendre comment la douleur et le traumatisme d’un viol l’ont empêché de lui en parler. Et l’enfant qui est né de cette violence, elle l’a gardé pour l’aimer. Comme elle aime son mari. Mais là, dépassé, il ne peut pas comprendre, admettre son geste, cette dissimulation pendant toutes ces années. Vivre avec cela, comment a-t-elle pu ? Elle pleure devant son incompréhension. Il reste ferme dans sa position, ce reproche qui la fait souffrir. Elle baisse la tête pour pleurer entre ses mains jointes. Pour ne pas crier.
Le Caire, Égypte : 08:31
La rue change à chaque heure de la journée, comme un paysage se transforme sous les variations lumineuses du soleil au gré des passages nuageux. La rue est calme, à peine quelques voitures roulant à faible allure. Le passage escarpé les obligeant au ralentissement. On observe un peu distraitement ce cortège de taxis, de loin, de l’autre côté de la rue, c’est pourquoi on ne perçoit d’abord pas, dans cette distraction du regard évasif et rêveur, ce qui devrait solliciter notre attention. C’est une question de positionnement, de point-de-vue. Ce qu’on aperçoit là est en dehors du cadre habituel. La voiture traverse la ville. Dans le pire des cas, une odeur d’urine qui prend parfois à la gorge, un néon sur deux qui fonctionne, les rares inscriptions à la bombe sur les parois des murs qu’il vaut mieux ne pas comprendre, mais aucun déchet ne traîne par terre. Les rues semblent propres. Mais en prenant de la hauteur, cela saute aux yeux de manière évidente du haut de l’immeuble. Les déchets sont jetés quelques mètres en-dessous, sur les toits-terrasses. Ni vu ni connu, à l’abri des regards.
Bialaczów, Pologne : 08:31
La chorégraphie de ces jeunes filles qui évoluent en rythme, dans leurs mouvements synchronisés. Il y a de la douceur dans la violence de certains gestes. Comment appréhender la danse quand on n’en a jamais fait ou que l’on n’est pas très bien dans son corps, timide, mal à l’aise dans sa vie, et que l’on est pas du tout familier avec le corps des autres en mouvement avec eux ? Les corps se cherchent, se cajolent, se frottent, se consolent, se déshabillent. J’ai des progrès à faire, je le sais, pense la plus jeune. Il me suffit d’observer les autres qui paraissent cogner l’espace avec une énergie rageuse avant de s’esquiver en faisant preuve d’une souplesse toute féline. Mains posées sur les épaules, bras lancés, jambes pliées. Le rythme est fait de cassures et d’accélérations. Ce qui est beau, c’est cette énergie qui circule entre elles, cet élan endiablé vers la plénitude, aussi éphémère soit-elle. Certaines sont tentées par l’audace de la virtuosité. Leurs mains palpent, caressent, frappent, leurs jambes traînent, frottent, courent, la vie va, le temps passe, la danse s’envole et les délivre.