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D’Islamabad au Pakistan à la Grotte d’Esa’ala en Papouasie-Nouvelle-Guinée

« La grande révélation n’était jamais arrivée. En fait, la grande révélation n’arrivait peut-être jamais. C’était plutôt de petits miracles quotidiens, des illuminations, allumettes craquées à l’improviste dans le noir ; en voici une. »

Vers le phare, Virginia Woolf

Islamabad, Pakistan : 12:13

On ne veut plus rien entendre. Il faut que cela cesse. Faire place nette. Les cris, les invectives. Bras levés, poings fermés, les slogans de la manifestation hurlés de plus en plus fort deviennent abstraits à force de les répéter. La voix s’éteint dans les aigus, en boucle, toujours les mêmes phrases. Des coups frappent le ciel. Des insultes portées aux ennemis. La foule est de plus en plus dense, sonore, confuse. La foule est aveugle et sournoise. Elle est folle. La sang va couler, c’est toujours comme ça que ça se termine. On en vient systématiquement aux mains. Se battre contre son ennemi, non pour lui faire entendre raison, mais pour le faire taire. Pas de raison divine, des oraisons funèbres. Ce qu’il dit est sacrilège. Inadmissible. Inaudible. Une insulte à la foi. Il doit se taire. Disparaître ou mourir. La malédiction de nos slogans doit vous faire trembler. J’espère que les éclats de verre des bouteilles qui jonchent le sol entreront dans vos veines pour les faire éclater de l’intérieur. Vous finirez par manger de la terre, par ingérer vos ongles, vos cheveux. Il n’y a pas de place pour vous mécréant.

Zhongshan, Chine : 13:13

À travers la verrière de l’atelier, le concert assourdissant des gouttes de pluie. Le fracas de leurs tapotements répétés sur la vitre détrempée rappellent les frappes sur les touches d’un clavier d’ordinateur. Les applaudissements à la fin d’un concert ou d’un spectacle couronné de succès. Dans l’écoulement du temps et son écho en boucle. La fuite s’est accélérée depuis plusieurs jours. Quelques gouttes en début de semaine, mais voilà qu’après les pluies régulières de ces derniers jours, il a plu sans discontinuer en ce début de semaine, le goutte-à-goutte s’est accéléré. L’eau vient rebondir avec vacarme sur la surface troublée du liquide et fait remonter depuis le fond évasé du seau comme en écho diffracté les sons de leur épanchement dans la pièce vide. Dans ce plan d’eau sombre, cela crée des ondulations à la surface comme sur un miroir. L’humidité s’est emparée de tout l’espace. Le sol comme les murs sont moites et suintants. Ils glissent et sont devenus dangereux. Heureusement personne ne se risque à passer dans cette pièce condamnée désormais. Seuls les reflets du ciel gris ruissellent dans la flaque.

Baye Laye, Sénégal : 07:13

Des hommes et des femmes bravent la Méditerranée et risquent la noyade pour fuir leur pays à feu et à sang, échapper à l’horreur de la guerre, de la misère. Là-bas, on ne meurt qu’une fois et c’est fini. Ici, on meurt plusieurs fois par jour. On ne voyait que de l’eau, rien d’autre à l’horizon. Cette traversée constitue une épreuve inimaginable. L’angoisse de l’attente, la cruauté des passeurs et la brutalité des gardes-frontières. La journée, on ne parvient pas à se protéger du soleil brûlant. La nuit, tout le monde a peur à cause des vagues en pleine face. Si on bouge, on risque de faire chavirer le bateau. Je ne sentais plus mes jambes. J’ai fait mes besoins sur moi. Ce qui m’a marqué ce sont les cris, les pleurs des enfants. Si on part, c’est qu’on a vraiment des raisons. On quitte son pays, sa famille, sa culture, sa langue. Pour un horizon qui ne cesse de se dérober. « On ne met pas ses enfants sur l’eau, dit un poème érythréen, si l’eau n’est pas plus sûre que la terre. »

Bristol, Angleterre : 08:13

Dans ce geste, la délicatesse de ce mouvement, la tête se tourne avec lassitude vers lui qui reste à distance, dans l’ombre de la pièce. Gardant le silence et la pose. Jamais plus nous ne pourrons recouvrer tout à fait ce qui s’est passé entre nous. Son cou se plie, se déploie tout en retenue, son regard effacé, pas la peine d’aller plus loin. Et c’est peut-être une bonne chose. Elle se tourne à peine. Une esquisse de mouvement. On ne peut plus déceler l’origine, le point de départ de ce mouvement. Le témoin de cet effort un peu ridicule. Vain. La complicité d’une tendresse ancienne, longtemps enfouie dans les habitudes et les conventions. Un peu lointaine, sans plus rien à prouver, mais qui s’offre et s’abandonne. Le choc de la retrouvaille serait si destructeur qu’il nous faudrait cesser sur-le-champ de comprendre notre nostalgie. Ton regard n’est plus dans ton œil. Le regard passe par le corps. Ce qu’il a appris avec le temps. Comme un mot oublié profondément enfoui en nous. Le passé nous semble alourdi de toute la vie vécue qu’il nous promet.

Trongsa, Bhoutan : 13:13

Le chhang est un alcool fabriqué à base d’orge nue mais il arrive qu’il soit brassé à partir de blé ou d’un mélange de blé et d’orge. Les Tibétains lui préfèrent le chhang d’orge nue quand ils veulent en offrir. De nombreux habitants du Bhoutan fabriquent eux-mêmes cette boisson. La méthode la plus simple consiste à verser de l’eau bouillante sur des grains semi-fermentés d’orge ou de millet placés dans une section de bambou servant de chope. On le déguste au moyen d’une paille de bambou. Dans la grotte, on allume un feu pour y voir plus clair. la nuit est fraîche par ici, c’est aussi le moyen de se réchauffer. Les flammes se mettent à danser dans la pénombre, elles tremblent et ondulent dans l’obscurité. Leurs mouvements oscillants transforment le contours de nos visages, le dessin des divinités peintes à même la roche. Leurs couleurs se mettent à vibrer étrangement selon le rythme du feu dansant. À moins que cela soit dû aux premiers effets de l’alcool et des hallucinations qui adviennent lorsqu’on consomme du chhang et qu’il est associé à des concoctions magiques.

Tunis, Tunisie : 08:13

S’installer pour quelques instants seulement sur le confortable canapé du salon, près de la fenêtre qui baigne toute la pièce d’une lumière enveloppante, juste pour quelques instants c’est promis, je n’allonge même pas les deux jambes sur les coussins moelleux, je veux juste sentir le bien-être de cette position, le soulagement dans mon dos tendu, la détente de mes muscles, m’apaiser un court instant, fermer les yeux quelques minutes, j’en ai besoin, cela ne durera pas longtemps, je me sens si fatiguée. Je ne vais pas m’endormir, faire un somme, juste souffler un peu. Une parenthèse. Je me chatouille le nombril, je passe la main dans mes cheveux pour redresser une mèche et sa boucle rebelle. Je laisse un instant le dessus de ma main posé sur mon front moite comme pour prendre ma température, immédiatement le contact de la peau de la main et de celle de mon front, l’ombre que l’arc du bras produit devant mes yeux, filtrant la luminosité trop vive de la pièce, m’incitent à fermer les yeux. Je ne peux pas résister longtemps. Je m’endors. Étranger en tout lieu être partout chez soi.

Grotte d’Esa’ala, Papouasie-Nouvelle-Guinée : 17:13

Un homme entre dans l’eau, il s’y enfonce lentement les bras en croix. À mi-chemin, il ralentit dans sa descente avant de s’arrêter finalement, son corps reste suspendu puis remonte et disparaît. C’est une forme humaine qui émerge d’un monde inondé, fortement éclairé. Le corps nage dans le fluide d’un état inconscient entre la mort et la renaissance. Il n’y a rien de plus angoissant que cette sensation d’étouffement, prisonnier sous l’eau et ne plus pouvoir respirer. Pas le temps de remonter à la surface. Un jour, je suis tombé dans un lac, et j’y serai bien resté si mon oncle ne m’en avait pas extrait, c’était tellement beau et je me sentais si bien. Des rayons de lumière pénètrent à travers la surface de l’eau. Une lumière latérale, bleue, l’éclaire. L’essence humaine recherche la forme matérielle et la substance nécessaires à sa renaissance. Il n’y a pas de réponses à la vie ou à la mort. On doit en faire l’expérience. « Si les portes de la perception étaient ouvertes, écrit William Blake, alors tout apparaîtrait à l’homme tel quel, infini. »


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