« La grande révélation n’était jamais arrivée. En fait, la grande révélation n’arrivait peut-être jamais. C’était plutôt de petits miracles quotidiens, des illuminations, allumettes craquées à l’improviste dans le noir ; en voici une. »
Vers le phare, Virginia Woolf
Bissau, Guinée-Bissau : 14:51
On ne sait plus trop pourquoi maintenant. Beaucoup de monde dans cette soirée, trop de convives pour permettre à chacun de discuter et d’échanger. C’est le monde que l’on entend que quand il se retire comme une vague. Le couple se croise au niveau de la piscine. Surpris de se retrouver dans cet endroit insolite, il se font face, se dévisagent, incertains, devant le bassin éclairé dans la nuit. Chacun pense qu’il n’a pas sa place là. Ici, maintenant, c’est partout. Leur station debout, immobile, si près du bord de la piscine, les rend fébriles, avec ce risque de tomber à l’eau à tout moment qui rend leur confrontation plus tendue encore. Ne joue pas ce jeu là avec moi ! Un espace qui s’entr’ouvre, on y entre sans y entrer. Maintenant dans ce paysage nocturne, ils ne gardent en eux que leurs ombres. Dans l’air du soir, les reflets lumineux scintillent à la surface tremblante de l’eau. Il n’en reste qu’un souffle dont on ignore s’il vient de dedans. Les parallèles du cœur. Une lumière plus vive. Cette soif d’infini qu’ouvre la nuit.
Désert Salar d’Uyuni, Bolivie : 10:51
Dans le désert salé qui craquelle sous leurs pas. Un mirage. Deux silhouettes fantomatiques. L’espace tend à se vider, leurs formes isolées sur le fond blanc du désert. L’aridité les guette. Les figures deviennent des à-plats mobiles de formes et de couleurs. La blancheur du paysage tend à les amoindrir. Le fond fallacieux révèle et absorbe leurs formes sur le désert salé. Cette étendue sans fin les désoriente, leur fait perdre leurs repères et ruine leur avancée incertaine et lente, freinant leur avancée, et les épuisant. La présence du sol de sel est d’une blancheur hallucinante, d’autant plus qu’ils voient et ressentent la chaleur autour d’eux, elle est là dans la lumière éblouissante, sur les lèvres et les visages brûlés des deux jeunes gens. La Terre promise, découverte et foulée par erreur est une succession de déserts, autant d’étapes vers la mort. Un ailleurs aussi évanescent que les nuées qui le surplombent et projettent parfois leurs ombres portées. Juxtaposer en un seul lieu réel plusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont en eux-mêmes incompatibles. La perte de l’origine et de la destination. Est-ce point de départ ou point d’arrivée ?
Nouadhibou, Mauritanie : 14:51
Elle s’approche du jeune homme en tapinois, s’avance l’air de rien, souriante, enjôleuse, longeant le mur de la maison, cachant sa gêne par un sourire factice, de biais. C’est ainsi qu’elle progresse jusqu’à lui. Masquée. Elle lève ses bras au-dessus de sa tête, ses doigts jouent machinalement avec ses cheveux crépus, troublée par la présence masculine de son ami qui la regarde sans laisser paraître le moindre désir pour elle. Elle ondule sous ses yeux pour le séduire. Mais c’est déjà trop tard. Son attitude l’a trahie. Bras en l’air, offerte, à sa merci. Elle parle avec lui pour mieux accaparer son attention. Elle veut le retenir près d’elle, à peine se sera-t-il éloigné qu’il l’oubliera, il faut agir vite. Le séduire n’est pas chose simple. Rétif. Il ne paraît pas attiré par elle, ni même attentif à ses paroles. Son charme n’opère pas sur lui. Mais peut-être joue-t-il lui aussi un rôle ? Il la laisse faire le premier pas, elle se lance, s’expose, prend le risque de se mettre à nu, et finit par tomber dans son piège.
Grigel, Guyane française : 11:51
En surplomb de la rivière. Il ne peut pas aller plus loin. Dans ces cas là, pas d’autres solutions, il faut s’arrêter, reprendre sa respiration, souffler, faire le point. Prendre le temps de réfléchir. Temps d’arrêt. Il s’assoit sur le flanc boueux du bord de la rivière. Le terrain est en pente. Il faut qu’il appuie avec la plante de ses pieds dans la terre glaise qui glisse et s’échappe sous son poids. Ne pas tomber, ne pas glisser. Se stabiliser un moment pour trouver une solution sur le chemin à prendre. Il ne sait pas ce qu’il va pouvoir faire, comment surmonter cette barrière infranchissable du fleuve. Son flot gronde sous ses yeux, bouillonnant. Sa couleur marronnasse. Il est torse nu, tout en sueur, sa peau luit comme si elle était huilée. Les paysages de forêt tropicale qu’il traverse depuis plusieurs jours sont emplis de végétaux qui adhèrent en minuscules fragments sur sa peau collante. La chaleur est étouffante dans la jungle profonde. L’air est humide et poisseux. Les arbres aux feuillages denses empêchent la lumière de pénétrer jusqu’au niveau du sol. On ne peut rien prévoir sans lumière.
Inebolu, Turquie : 17:51
La fatigue se lit sur son visage au teint hâlé, noirci par une barbe de trois jours. Entre abattement et lassitude. Il fait la moue, circonspect. L’air absent. Il s’est assis sur la double feuille du journal de la veille disposé à même le sol pour ne pas salir son pantalon de toile noir. Sa chemise blanche, le col ouvert à cause de la chaleur, le dos collé contre le tronc d’un arbre aux nervures épaisses. Pelouse rase, pelée, qui laisse apparaître la terre sèche et poussiéreuse en cercle autour des rares arbres du parc. Les mains posées sur ses genoux, un mégot coincé entre ses doigts. La cigarette achève de se consumer toute seule. La chaleur sèche de cette fin de journée sans ombre le laisse abattu. En sueur. Il observe distraitement les garçons qui se battent au loin, dans le jardin qui s’étend devant lui. En pente légère. Ils jouent, se provoquent, se narguent et s’enflamment dans des cris et des hourras, des vivats et des encouragements rageurs. Il est ailleurs, perdu dans ses pensées. Il ne les entend plus. Ses chaussures en cuir sont disposées derrière lui. À côté de ses pompes.
Johannesburg, Afrique du Sud : 16:51
Elle reste debout le visage fermé, plein de reproches. Elle toise son compagnon, bras tendus, mains ouvertes, doigts écartés sur le rebord de la table recouverte de sa nappe blanche sans pli, pour se donner une contenance, lui montrer sa conviction et sa détermination, sans aucune intention de bouger. Pas question de céder. Ce qu’il a fait est inadmissible. Il le sait, mais il espère qu’elle va lui pardonner. Elle le dévisage. Devant l’assiette copieuse qu’elle lui a préparé ce soir. Il n’a pas eu le temps de tomber sa veste en cuir, toujours sur ses épaules. Ses mains tendues autour de l’assiette pleine de nourriture. Il se méfie, reste sur ses gardes. Il l’observe sans comprendre avec précision ce qu’elle lui reproche. Il a déjà oublié. Suppliant. Il se sent fautif dans son regard. Il voudrait manger, car il est affamé, mais il doit attendre qu’elle finisse ce qu’elle a à lui dire, ce qu’elle a sur le cœur. Du mal à résister à la tentation de se jeter sur son plat. Sur la table la veilleuse reste allumée. Il voudrait y voir un signe d’espoir.
Tulkarm, Cisjordanie : 17:51
Ses enfants habitent en face, de l’autre côté de la frontière, depuis le divorce de leurs parents. Il les regarde sans être sûr qu’ils le voient. Maintenus à distance. Distrait, l’esprit ailleurs, devant ce paysage injuste et cruel, le sentiment de culpabilité trouble son attention, la fragilise, au point de lui faire oublier le nom d’un ami, de confondre le prénom d’un parent, de saluer quelqu’un qu’il ne veut pas voir, qui passe devant lui sans qu’ils le reconnaisse, derrière ce mur comme derrière un écran, la réalité se transforme, c’est un leurre qu’on perçoit, une projection aux perspectives trompeuses, faussées. La fuite évoque sa culpabilité. Et la route l’accident. La frontière fermée, intraversable. Quand il conduit il pense toujours à l’accident, c’est plus fort que lui. Sur son balcon, devant cette vallée, il pense à ses enfants qu’il ne peut plus voir. Le premier souvenir qui refait surface remonte à son enfance. L’explosion c’est un éclair de lumière. Le souffle d’une déflagration. Les deux sont intimement liés. L’expression et ses révélations. Tout lui revient en bloc. Son enfance éclatée, en morceaux.