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De Brazzaville au Congo à San Juancito au Honduras

« La grande révélation n’était jamais arrivée. En fait, la grande révélation n’arrivait peut-être jamais. C’était plutôt de petits miracles quotidiens, des illuminations, allumettes craquées à l’improviste dans le noir ; en voici une. »

Vers le phare, Virginia Woolf

Brazzaville, Congo : 13:29

Il n’y a pas de logique. Comment pénétrer dans ce monde invisible ? L’univers de la magie. Entre le réel et le surnaturel. Dans le monde des esprits. Cet homme est un guérisseur traditionnel. Il fait partie des Ngunzas, une confrérie qui combat les mauvais sorts. Le temps a passé depuis, mais des forces immuables sont toujours à l’œuvre. Comment réagir face à toute cette irrationalité générale. Il n’y a pas de logique. Ou plus exactement : il existe une logique interne dans un pays assez déréglé, en conflit entre tradition et modernité, avec des habitants traumatisés par la guerre civile, et baignés dans un imaginaire magique qui imprègne toutes les sphères de la société. Et souvent les conversations se placent à deux niveaux : l’un très concret et l’autre, plus mythique et poétique, ce qui n’est pas toujours facile à décoder. La sorcellerie est une réalité. Il y a au Congo une guerre invisible menée avec des mauvais sorts et des envoûtements. Les limites entre magie blanche et magie noire ne sont parfois pas bien définies. La force de ce pays, c’est le temps présent. La vie y est précaire. Demain est très loin.

Madrid, Espagne : 14:29

Au creux de la main, les pastilles de toutes les couleurs. Rouge. Jaune. Rose. Tu les regardes sans comprendre ce qui t’attire en elles. Si légères et soudain si pesantes. Les journées se répètent inexorablement. L’heure des repas, l’heure des visites, l’heure du repos, l’heure des activités, l’heure des promenades, l’heure des médicaments. Ce refus de se laisser enfermer, jusque dans ce qu’on attend de toi. Ici l’horizon s’ouvre en cercle. Comme des souvenirs, des traces blanches, comme ce qui resterait de cauchemars quand les médicaments font leur travail là haut. Apprendre, encore. Ébranler. Partir, à rebours de la fuite. Juste le temps de fermer les yeux. C’est fini pour toi. Dans la couleur du jour la couleur de la nuit, mêlées. En partance pour l’autre versant sombre. Nos êtres dans la même silhouette complexe. Jusqu’au semblant de silence. Il faut répéter le mot le répéter. La situation à l’envers. Sa chute sans fin. Je me demande comment remplir les cases vides. Le jeu de la présence de soi au monde. Des grands nuages blancs. Et puis un trou noir de silence. Plus tard, se relever.

Westport, Connecticut, États-Unis : 08:29

Il fait chaud. Le corps athlétique de cet homme glissant avec aisance dans les eaux translucides de sa piscine. En bout de course, un verre rempli d’alcool l’attend sur le rebord du bassin. L’incongru de ce verre aux bords épais qu’il boit dans la fraîcheur de l’eau de la piscine. Un luxe inédit. Soudain, il sort de la piscine. Il se sèche rapidement. Les jambes, le torse poilu. Les cheveux en bataille. La serviette désormais à ses pieds. Il jette un regard à la ronde. Dans le silence de sa propriété. Le jardin aux arbres espacés se prolonge dans la vallée qui l’accueille. Sans prendre la peine de s’habiller, il s’éloigne de sa piscine et se met à marcher. On ne sait pas où il va parce que nous même ne savons pas où nous allions avant de le croiser et de décider de le suivre, sans savoir à quoi accorder plus d’attention. Cela nous engage à ouvrir les yeux pour voir ce qui nous entoure qu’on croyait connaître sous un angle inédit, attiré par cette personne, ses faits et gestes. Se laisser porter c’est l’idée de départ.

Xiamen, Chine : 20:29

Travail à la chaîne. Répétition des gestes. Le plus difficile, c’est de commencer. Il faut attendre que ça vienne sans se forcer et à un moment donné, sans qu’on s’en rende compte, ça vient tout seul. Le temps ne nous appartient plus. Au milieu du tumulte, tu réinventes la solitude. Un espace imaginaire. Comme les chiens qui cherchent la fraîcheur du sol. Ce moment où plus rien n’existe. Il y a du murmure. Cherchant le trajet des yeux. C’est là que tout se met en place, s’organise dans sa tête. Des restes de rêveries. Rien ne te manque ? J’ai pris mon élan, sauté par-dessus le mur qui transforme ta maison en place forte mais c’est une autre histoire qui ne m’appartient pas. Échanges entre matières, formes et couleurs dans une tentative renouvelée de transcender l’apparence pour exprimer l’essence d’une parcelle du monde, parcelle qui est monde, porteuse de la globalité du monde. A vitesse réelle on ne voit pas grand chose. Quels mots pour faire sentir ce vide absolu ? En étreindre le sens, un peu, et se recroqueviller sur l’intenable, et puis rentrer à la maison.

Panama City, Panama : 07:29

Comme la lecture, le cinéma est une activité solitaire. Mais il arrive parfois qu’on aille voir un film avec des amis. En famille. Avant que la salle ne soit plongée dans le noir. On discute, on plaisante. On parle des amis, de la famille. On se projette sur ce qu’on fera après, ce qu’on aimerait faire. Il est encore temps de parler. Dans quelques instants ce ne sera plus possible. Le silence s’imposera à tous. La salle dans le noir. La lumière seule du film. Attraper quelque chose de cette lumière. Tout à coup, pendant ce temps là. Se faufiler dehors, par les interstices. Ce n’est pas ailleurs, c’est un autre instant, un composé de croisements, d’échappatoires et de perspectives. Avec le temps j’ai compris que je n’étais plus attiré par ce qui brille dehors, par l’illusion des rencontres vaines, la valse des conversations censées changer le monde, l’artifice des échanges vaniteux. Les phrases ne disent plus rien, n’agissent plus, et c’est le bavardage qui meuble le vide. Seul, pour autant qu’on puisse en juger. Mais dès que le film commence je ne suis plus seul.

San Juancito, Honduras : 06:29

Dans la montagne, les timides rayons du soleil peinent à percer au-dessus des sommets. Le lieu est désert, aride, inhospitalier. Caillasse sèche et roches sombres. La quiétude du lieu n’est troublée que par le cri intempestif des rapaces qui tournoient dans le ciel nuageux et l’éboulement irrégulier de quelques rochers qui se détachent de la paroi dans un grand bruit sourd et un épais nuage de poussière. L’horizon est une idée là entre le ciel et la terre, entre le ciel et le sol. La tombe est marquée au sol par une fragile croix en bois maintenue par un amas de pierres et d’objets votifs, entretenue par une grande ferveur populaire. Les alpinistes qui empruntent cette piste pour grimper au sommet, et qui espèrent succès, guérison, ou amour, y déposent à chacune de leur expédition, des objets personnels hétéroclites. Poupées, pendentifs, bijoux, bougies, croix, photos, cartes, forme improvisée d’ex-voto. Une explosion de couleurs. Des remerciements et des prières inscrits sur des bouts de papiers, de tissus pliés, roulés. L’ensemble devant nous étendu comme un monde miniature. Une tombe secrète. Le sentiment que quelque chose de perdu se promène en chacun de nous.

Agbogbloshie, Ghana : 12:29

Décharge en plein air. Montagne de déchets électroniques. Labyrinthe de pistes luisantes, entassements de colonnes. Labyrinthe béant d’un ventre endormi. Des milliers d’adultes, mais aussi d’enfants, d’adolescents, désossent et brûlent en plein air ordinateurs, télévisions, téléphones, appareils ménagers. Ils veulent tous récupérer le cuivre présent dans ces appareils pour le revendre. Les travailleurs font des journées de douze heures, six fois par semaine. Les jeunes garçons, les burner boys, brûlent le plastique des machines pour récupérer le cuivre des composants internes. Ils travaillent pour la plupart à mains nues, équipés parfois de simples barres de fer, de marteaux. Sans réelle protection, ils sont nombreux à souffrir de brûlures, de lésions oculaires, de problèmes respiratoires. Les substances présentes dans ces déchets comme l’aluminium, le plomb, le cadmium ou le mercure, sont libérées et polluent les sols et l’air. Pour certains, le recyclage des déchets électroniques est une activité très rentable qui leur permet de sortir de la grande pauvreté. Mais il s’agit surtout d’une main-d’œuvre bon marché et très largement exploitée. Pour la plupart formés par les maîtres brûleurs, des garçons plus âgés dont beaucoup ne savent ni lire, ni écrire.


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