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De Minsk en Biélorussie à Ushuaia en Argentine

« La grande révélation n’était jamais arrivée. En fait, la grande révélation n’arrivait peut-être jamais. C’était plutôt de petits miracles quotidiens, des illuminations, allumettes craquées à l’improviste dans le noir ; en voici une. »

Vers le phare, Virginia Woolf

Minsk, Biélorussie : 17:50

Au téléphone. Longue conversation de fin d’après-midi. Le reflet se diffracte sur les vitres de la pièce. Amusée, sauvage, rétractée, rieuse, réservée, mélancolique. Concentrée sur son coup de fil. Souffle profond. Quand elle commence, elle recommence. Elle frappe en l’air d’un geste de la main. Des lignes dans le visible en grands mouvements lents. Que le jour dresse contre la nuit. Elle est là, elle est loin, elle est deux fois plus loin parce qu’elle est là, à l’écoute. Dédoublée. La nuit tombe, elle se tait, elle est très lucide. Mouvement de la tête. Brusque. Là-bas. Je ne parviens plus à sortir avant la nuit. Ce qu’elle lui dit pour se justifier. Peu à peu, on oublie certaines choses. Il n’y voit que du feu. Et cependant, il se trompe sans doute. Un peu, beaucoup, en désordre. Pas de hasard mais aucune préméditation. Ça serait presque bon ta douleur et leur joie. Tant qu’il y aura le plat du pied sur le chemin du retour. Tu m’attends, et je reviens. Bouge pas, j’en ai pour quelques minutes. Bref c’est une impasse. Comment échapper à cette situation embarrassante ?

Wolfsberg, Autriche : 17:50

Je cherche au creux de ta main, mon doigt suivant les lignes tracées dans ta paume. Je lis en toi comme en un livre ouvert. Ligne de vie, ligne de chance et ligne d’amour. Accepter l’hospitalité d’un instant, et par la suite expérimenter. Des transformations, des passages, certainement pas des fins, ni des buts. La certitude que ce n’est pas vrai, juste un passage obligé. On reste là puis, plus rien à faire, rien d’autre, dans l’attente, on prend. Tenter un mouvement dans l’espace plein et cohérent. Dans la promesse qui s’étend sur un si grand espace, le futur paraît démesuré face au changement. Si tu ne renonces pas à ce caprice, c’est moi qui monte à ta place. Seulement une superposition de couches de vies instantanées, qui sèchent les unes sur les autres. Ce mouvement les rapproche encore. À l’abri des cacophonies du temps. Entre les lignes de ta main. J’ai l’impression de te croiser, de capter dans le mouvement d’un corps, le signe d’une main, d’un amical salut, ou bien encore, dans le visage d’une inconnue, des traits similaires, une vague ressemblance.

Le Caire, Égypte : 17:50

Dans l’attente. Le vent souffle et fait trembler le tissu de sa veste. Les cheveux au vent. Et malgré les bourrasques, le souffle du vent, l’oreille capte la moindre variation, le plus petit changement sonore. Sur un quai au bout de la ville. La mer comme terminus. L’émouvante intimité des choses. Il est en retard à leur rendez-vous, mais elle l’attend malgré tout. Pour occuper ses mains, tromper son ennui, craignant qu’il ne vienne pas, qu’il lui fasse faux bond, elle tente de conjurer le sort. Elle s’est mise à jouer avec la longue écharpe bleu qu’il lui a offerte quand ils se sont rencontrés. Elle l’accroche autour du poteau métallique blanc en haut duquel flotte au vent des drapeaux. Elle tire dessus, inspecte sa résistance. Le vent soulève le tissu léger de l’écharpe qui vient frapper son visage. Contrariée par cette gifle inattendue, elle l’attrape pour l’empêcher de s’envoler. Elle comprend par ce geste que ce n’est pas son compagnon qui ne veut pas venir mais quelqu’un qui lui interdit de la rejoindre en la tenant à distance. S’engager rend toujours vulnérable.

Svarthamar, Islande : 15:50

Dans l’évier du lavabo, l’eau s’écoule avec véhémence, éclabousse de fines gouttelettes les parois en inox, dans un bruit d’averse. Ce que je n’arrive pas à exprimer, je dois tout de même essayer. Je ne peux pas parler de la mort et l’affronter, car il s’agit de ta mort. Les jours s’écoulent emplis d’un énorme vide. Tous les mots, toutes les conversations m’envahissent et me troublent jusqu’à la nausée. Toutes ces questions m’assaillent, les pourquoi se succèdent, tournent dans le vide, leur non-sens, les larmes coulent sur mes joues, parfois je ne m’en rends plus compte. C’est toi qui m’a appris que selon l’hémisphère dans laquelle on se situe, l’eau qui coule tourne dans un sens différent autour de la bonde avant de filer dans le syphon. Je pense à toi penché au-dessus de l’évier. Mon esprit refuse ton départ, ton absence me désespère, je t’attends chaque jour comme si tu allais revenir. Tu me manques. Les jours passent mais tu ne rentres pas. Parler la mort. Tu ne renteras pas. Pour dire la vie. Et mes larmes coulent.

Listvianka, Sibérie, Russie : 23:50

Toujours cette impression de froid et d’enfermement. Les images s’entremêlent à partir de sensations diffuses. Je n’ai pas assez parlé de cette sensation de solitude. La nuit s’empare de moi même en plein jour. Depuis quelque temps, il n’y a qu’elle qui existe vraiment. Tout se disloque en elle. Je m’y enferme sans trouver d’issue. Ce n’est pas à proprement parler une sensation, plutôt un souvenir à venir. Une impression qui se répète. Ne pas s’installer, s’inscrire dans la durée, toujours osciller de l’une à l’autre limite du spectre des sensations. Je cherche les mots pour décrire la neige. Rien ne m’appelle de l’autre côté. J’ai quitté la ville mais elle ne m’abandonne pas. Vivante en moi, vibrante. Elle m’obsède même si les endroits que j’y affectionne sont toujours des lieux à l’abandon, où la ville est absente à elle-même, dont il ne reste que des vestiges. Le temps arraché aux corvées quotidiennes. Derrière la fenêtre, le paysage décline ses nuances, je ne pense plus à rien, je perçois ce qui m’entoure et je laisse entrer la beauté.

Lac Ladoga, Russie : 18:50

La forme des nuages dans le ciel. Je ne m’en lasse pas. Je suis distrait par leur manège. Je les observe rêveusement et me laisse surprendre par leur mobilité et leur évanescence. Mes mains caressent du bout des doigts les hautes herbes. Le mouvement de ma main rappelle l’ondulation de la vague, la caresse d’un corps, son flanc offert. Dans la promesse qui s’étend sur un si grand espace, le futur paraît démesuré face au changement. Incertain. Si tu ne renonces pas à ce caprice, c’est moi qui monterait à ta place. Dans cette lumière des heures où semble rêver l’invisible. L’inaccessible. La nuit par la fenêtre au-dessus des bouleaux. Rien de ma fatigue ou de ma nudité. Le plafond traversé par de longues fissures, le lampadaire couturé de chiures de mouches, les murs couleur crème. Je sais qu’il me perdra quelque part dans la nuit. On me retrouvera dans les tâches d’ombre, les interstices. Je déambule en silence. Mes pas près de mon cœur. Un silence cousu au revers des étoffes d’aubes. Il faudrait nommer très précisément cette heure. Là mais où, comment ? D’un nuage l’autre.

Ushuaia, Argentine : 13:59

Immensité blanche et froide. Je rêve, un rêve long et puissant. Traverser cette immensité seul la rend encore plus grande et plus glacée qu’elle n’est. C’est pourquoi ce lieu restera tel quel. Les contreforts des montagnes enserrent la vallée blanche de leurs parois rocheuses, de leurs aiguilles tranchantes, acérées. Dans le ciel, la couche épaisse des nuages aux volumes inquiétants forme un couvercle bas. La question grandit, prend de plus en plus de place. J’ai comme un léger tournis. Je n’ai nullement besoin de hauteur pour éprouver le vertige. J’ai longtemps cru qu’il n’était guère possible de vivre ses rêves. Il ne faut jamais revenir. Nous évoluons et respirons ensemble dans un décor à peine humain. En lisant, le soir au coin du feu, des contes d’autrefois, à qui veut les entendre. Le dernier mot a donc été dit et tu écris l’étendue blanche. Beauté et morsure. Tout circulait avec fluidité – il n’y avait rien à voir. Resterait l’oubli, ce grand calme plat à rebours des villes et des heures. Je ne suis pas parti. Je me suis étendu, distendu, éparpillé. Acceptons de constituer la nouvelle masse sombre.


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