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De Chiraz en Iran à Okanda au Sri Lanka

« La grande révélation n’était jamais arrivée. En fait, la grande révélation n’arrivait peut-être jamais. C’était plutôt de petits miracles quotidiens, des illuminations, allumettes craquées à l’improviste dans le noir ; en voici une. »

Vers le phare, Virginia Woolf

Chiraz, Iran : 05:35

Un tunnel, le bout du tunnel, la lumière qui baigne le conduit entre le sol et le plafond, un homme qui marche dans ce tunnel, qui avance dans le noir. Un monde à usage unique. La lumière au bout du couloir. La silhouette tremble au loin. Elle ne se donne ni en exemple ni en spectacle. L’homme avance d’un pas décidé. Rien ne peut l’arrêter. Le temps presse. Au milieu du guet. À cet endroit, tout vacille. La peur de tomber. De ne plus pouvoir bouger. Dans l’incapacité de poursuivre son chemin, les membres douloureux, endoloris. Saisi d’effroi. Dans un état de saisissement, d’abandon, de doute. Il reste si peu de chemin à parcourir. Le bout du couloir à sa portée. Pourquoi ne parviendrait-il pas à rejoindre l’extrémité du tunnel. Par terreur, par instinct de survie ? Je suppose qu’il espère échapper de temps en temps au raisonnable, et que c’est alors seulement qu’il tombera dans le vrai. Il franchit ce long couloir comme on traverse la nuit, les lumières du jour s’infiltrent dans la nuit intérieure, les rongent depuis longtemps, un peu, en dessinent les contours, les limites.

Nankin, Chine : 09:05

Sur le plan de la ville aucune trace de la rue. Vérifier chaque parcelle. Le crayon rouge suit le tracé du chemin parcouru ce matin là. Il ne laisse aucune marque. Le lieu demeure introuvable. Cela rappelle la rue fictive que certains cartographes placent sur leur plan afin de piéger les contrevenants tentant de les priver de leurs droits d’auteur. Mais là, il s’agit d’une rue véritable, absente des cartes, impossible à trouver avec les moyens technologiques modernes ou dont le tracé a été largement modifié par rapport aux relevés du terrain. C’est là qu’il a croisé une jeune femme qui s’est enfoncée puis a disparu dans la ruelle isolée. Quand il l’a retrouvée par hasard, il l’a prise en filature. Elle travaille dans un endroit signalé nulle part. On imagine l’existence de ce genre de ruelles qui apparait et disparait, abritant de monstrueuses entités. On s’y perd, c’est miracle à chaque fois d’en ressortir vivant. Ce que la ruelle abrite n’a rien de surnaturel, davantage un secret qui peut causer la perte de celui qui s’en approche. Elle semble d’ailleurs n’avoir jamais existé.

Bâton-Rouge, Louisiane, États-Unis : 20:05

La matière organique du désir. Les jours qui suivent notre rencontre ont la consistance d’un songe. Sensation de calme. Abandon de soi. Elle déclenche la violence de sa féminité. Les insultes, l’interrogatoire, les brutalités sont oubliés. En face, un cœur de satin noir, debout sur sa tige, c’est un gouffre, une blessure. Son parfum est teinté au chalumeau, pas gênée par ses mains liées, par le désordre qui l’habite pour se dire amante. L’esprit se tait. Le corps s’enroule. Une fois dans la nuit, je t’ai regardé dormir et l’amour a jailli dans toute la pièce comme une lumière incandescente. Le lit sous nos corps prend feu. Elle se vante en marchant droit sur ses aiguilles. Les escaliers s’en souviennent. Sa voix tremble en écho. Elle lui dit : Nous ne sommes ensemble qu’hier et demain, mais aujourd’hui jamais. Son corps est tendu comme une corde de violoncelle. Le soir il pose sa main sur la courbe de ses hanches, les rondeurs enjouées de son visage. Il écoute les pas sourds de son cœur capricieux. L’amour, ça apaise parfois. C’est assez rare, il faut le savoir.

Belfast, Irlande du Nord : 02:05

Ils assistent tous à la sentence. Elle est irrévocable. Sans tarder, iI faut brûler la voiture à l’abandon, laisser sa carcasse aux flammes avides, envahissantes. Faire disparaître les preuves. Confrontation du passé et du présent, constellations dans lesquelles se télescopent l’autrefois et le maintenant. La fascination du feu, le frisson, entre terreur et joie, le froid à la nuit tombée, lumière vive des flammes, aveuglantes, leur chaleur insidieuse. Le sol manque sous les pieds, la honte, la rage brutale, la rage sournoise dans le corps, le cœur qui bat, léger pincement comme une piqure d’insecte. Devenir ignorant de soi-même, tendre à cela tout le temps. Vous avez toutes les informations que vous vouliez ? Le monde qui nous attend est dur comme pierre, instable. Nous sommes unis pour tenter d’y croire encore. Fascinés par le feu et son pouvoir destructeur. Lente consumation des erreurs, des errements. Les flammèches rebelles s’envolent dans l’air léger de l’été, dans leur crépitement sonore, certaines explosent et s’envolent en suspens. On dirait des étoiles. Comment les distinguer des autres étoiles ? Dans le ciel, quand même, brille la lune. Le souffle qui nous tient vient d’ailleurs.

Rat, France : 03:05

Dans la nuit profonde et douce. Dans l’épaisse pénombre d’une nuit sans étoile. Elle se tient debout, lui fait face. Il ne sait pas comment réagir. Troublé. Un désir mort, l’envie inavouable de l’abandon. Elle est insensible, frustrée. En observant les gestes de cet homme, son corps, sa bouche, ses expressions, la jeune femme se ranime. Le feu brûle. Intense, trop intense. Elle aime regarder les mains de cet homme, réparer ses fautes à elle, et consoler sa frustration. Le désir et l’abandon dessinent des lignes de fuite vitales. Laisser vaquer son regard et ses émotions. Retrouver le temps et le prendre. Elle s’allonge lentement, se couche dans l’ombre de son ombre, se donne, s’offre à cet inconnu. Tête la première dans le gazon humide. Leur désir se consume du dedans. Un tumulte qui ne s’oublie pas. Elle attend sa réaction sans bouger, écoute ses mouvements essayant de les deviner, dans l’attente de ses gestes, l’espérance de ses caresses, le poids de son corps. L’un sur l’autre. Le silence la fait frissonner et c’est en dessous l’image versée de la nuit. Familière dans son étrangeté.

Sindu-ri, Corée du Sud : 10:05

Je ne fais pas de distinction entre l’art et la vie. Je marche seule sur la plage. Mes pieds nus s’enfoncent dans le sable humide. Avec un bruit de succion qui m’amuse. Le vent sèche le bas de mes jambes nues, j’en frissonne. Je ne voudrais jamais m’arrêter. Je regarde à l’horizon sans rien chercher à voir au-delà de la ligne qui partage le ciel et la mer dans un dialogue amoureux. Sur la grève, personne. Je vois cette étoile de mer au dernier moment. Elle est là juste devant moi. Je la désigne du doigt pour quelqu’un qui ne peut la voir. Je me baisse pour mieux l’examiner, l’observe attentivement. Elle est molle. Une silhouette rayonnante et un squelette calcaire formé de pièces articulées. Ses bras ambulants sont en mouvement. L’animal rampe et progresse sur le sable. Elle se fige à mon approche. J’hésite à la toucher. Je me souviens qu’enfant j’étais fascinée, en même temps qu’horrifiée, par ceux qui les collectionnaient. Figée, la figure de l’étoile rejoint le symbole de sa forme. En mourant elle perd son animalité et sa beauté marine.

Okanda, Sri Lanka : 06:35

Allongés par terre, l’un à côté de l’autre, tête-bêche, dans la clairière d’une forêt aux bois clairsemés. Leurs troncs effilés, tiges sèches et brindilles. Les yeux abasourdis, levés au ciel, étirés jusque dans les nuages. Dans la pente du sol jonché de feuilles sèches. La tête au chaud contre le ventre accueillant de sa mère, la sentir souffler, à chacune de ses respirations, la tête adopte son mouvement, l’épouse affectueusement. Mais comment savoir qu’on ne fait pas semblant ? Comment ressentir cela ? Regarder le ciel en rêvassant. Un désir qui prendra toujours le pas de la vie. L’odeur musquée du sous-bois, de l’herbe aux reflets bleutés, de la terre parfumée d’humus. La voix de sa mère le berce tendrement en lui racontant des histoires comme lorsqu’il était enfant. Il se souvient de ce temps ancien. Dans le va-et-vient de sa respiration. Ce qui a lieu chaque fois que le corps répond au paysage et se souvient des sensations qui y sont rattachées. Le sentiment intérieur, les vagues de sensation, le vrai le faux, la poitrine qui éclate de joie. Ce qui n’en finit pas d’en finir.


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