« La grande révélation n’était jamais arrivée. En fait, la grande révélation n’arrivait peut-être jamais. C’était plutôt de petits miracles quotidiens, des illuminations, allumettes craquées à l’improviste dans le noir ; en voici une. »
Vers le phare, Virginia Woolf
Manille, Philippines : 17:21
Dans le silence des rues, nos pas frappent le sol à coups répétés, se propagent, faux-fuyants infinis, contre les murs rugueux et l’asphalte luisante du sol. Nos cris et nos souffles se prolongent dans le mouvement de nos corps. L’air qu’on brasse. Nos ombres évanescentes. Vagues traces qui s’effacent en se diluant dans l’air. Course poursuite époustouflante dans les ruelles sombres de la ville, les zones isolées, à l’abri des regards et des grands axes. La cible est à peine à quelques dizaines de mètres devant nous, à portée de mains, difficile d’accélérer cependant à cet instant précis, la fatigue s’est accumulée à force, maintenir le rythme devient épuisant. Le souffle court. Pour celui qu’on poursuit c’est la même chose, mais on peine à le rattraper. Il va nous semer. Son ombre effilée se profile au bout de la rue lorsque soudain sa silhouette perd tout contour et se dilue insidieusement dans la pénombre d’un recoin secret dans lequel il disparaît. Le risque de le perdre de vue nous perturbe. Après quoi courrons-nous ? Qui est là devant nous qui va nous échapper ? L’ombre de nous-même.
Los Villares, Espagne 10:21
Dans l’après-midi chaude d’une journée d’été. Dehors l’air est lourd. Étouffant. Le temps est à l’orage. Il est plus prudent de rester protégé à la maison, fenêtres fermées pour garder un peu de fraîcheur dans la pièce. Il ne faut pas courir dans tous les sens, jouer dehors. Risquer une insolation. Un coup de chaud. C’est l’heure d’un temps calme. Entre frères. Rester au frais en jouant ensemble. Assis l’un à côté de l’autre sur le canapé. Nos peaux nus se touchent à peine. C’est insupportable avec cette chaleur d’être ainsi collés. La proximité renforce la gêne. Le temps s’est arrêté. Dans le jeu, suspendu. Il se concentre dans un temps parallèle. Entre parenthèses. Hors de soi. Je joue et tu me regardes jouer. À distance, pensant aux coups que tu joueras à ma place, anticipant ceux que je ferais. Tu attends patiemment ton tour. Concentrés sur notre jeu vidéo. Une course de voiture. La tête ailleurs. Transportés. Distraits mais fatigués par la moiteur qui finit par nous rattraper. Protégés du soleil, dans la pénombre du salon. L’air nous manque. Et la lumière du jour.
Dakar, Senegal : 09:21
Les phares qui parsèment le littoral de nos côtes se sont longtemps heurtés à la faiblesse de la luminosité de leur dispositif censé éclairer et orienter les bateaux de loin. Leur système avait été tout d’abord composé de feux de bois installés sur des plateformes, puis d’une simple flamme de bougie dont la lumière se propageait à l’aide d’un miroir, qui n’éclairaient cependant que très faiblement par rapport aux lampes électriques. La lumière d’une faible intensité se dispersait avec la distance. On essaya ensuite de grossir la mèche, d’adjoindre plusieurs flammes à la bougie initiale, mais rien n’y fit. C’est Augustin Fresnel qui conçut en 1822 une lentille pour remplacer les miroirs utilisés dans l’éclairage des phares de signalisation marine qui absorbaient une grande partie du flux lumineux. Il s’agissait d’une lentille découpée de sections annulaires concentriques optimisées pour alléger l’élément. C’est à travers l’ingénieuse association des grands verres lenticulaires carrés du phare, qui formaient un prisme octogone dont le centre coïncidait avec le foyer commun des lentilles, que la lumière éclairait l’horizon marin et permettait aux navires de se repérer dans l’obscurité.
Helsinki, Finlande 11:21
Se raser le matin. Devant le miroir de la salle de bain. La lame aiguisée glisse sur la joue, ôte le blanc de la mousse qui s’accumule sur le rasoir. D’un coup sec de la main tu en projettes le surplus dans le lavabo. Le blanc de la mousse tombe sur l’émail. Bruit mat. Flaque. Le poignet en action. Ces gestes effectués au quotidien sans y penser. Dans la répétition des rituels. Avec cette volonté secrète de transformer la linéarité du temps qui n’a qu’un but, nous emporter vers la tombe. Couvrir le bas de son visage de mousse. Commencer par raser le côté droit de la joue, systématiquement. Puis passer de l’autre côté. Raser le sillon sensible sous le nez. Au-dessus de l’Arc de Cupidon. Difficile d’accès. Finir par le cou. Passer de gauche à droite. De bas en haut puis dans l’autre sens. Rincer le rasoir pour le nettoyer. Les pensées se précipitent dans notre tête sans parvenir à les interrompre, à capter dans ce magma d’images, la pépite inestimable. Une manière de courber la linéarité du temps afin de la transformer en mouvement qui nous porte.
Wrocław, Pologne : 10:21
Les mots portent en eux un savoir qui nous dépasse. Quand on aime, le temps ne compte pas. Je garde avec moi ces pilules. On me dit guéri. Il faudrait que j’accepte cette idée. Quelque chose de profond en moi résiste. Je ne veux pas guérir de toi. Comment deux êtres aussi différents peuvent-ils tomber dans les bras de l’autre, les repousser, les fuir, puis replonger, comme si rien ne s’était produit ? Notre impuissance dans l’action. Entre la fuite ou l’accommodation, rarement la lutte. Chacun de nous souhaite ardemment que l’autre comprenne sa position, fasse l’effort de l’épouser. C’est dans ces instants d’adaptation factice que nos liens se brisent, et que chacun retrouve son point de départ. Je pense à toi tous les jours, je ne peux pas me passer de toi. Et pourtant nous ne pouvons pas vivre ensemble. Jusqu’au moment où ce ballet incessant verra sa fin, dans la mort, le temps qui passe, la sagesse de chacun, ou dans l’excès de trop ? J’aligne méticuleusement sur le banc les pilules comme on fait défiler devant ses yeux les pages d’un vieil album photos.
Quan Ba, Vietnam, 16:21
Dans les virages escarpés de la route sinueuse, la voiture avance doucement à travers la montagne. La brume recouvre l’horizon d’un léger voile. La brume transforme tout le paysage. Du mal à voir loin devant soi. On devine la route à mesure qu’on y progresse. Des chemins connus de longue date. Familiers. Nostalgie signifie rentrer à la maison dans la douleur. À la maison... Loin de la maison. C’est un souvenir qui soudain revient à la surface. Comme la silhouette de l’arbre au bout de la route, dont les contours se précisent délicatement. Elle a éclatée en sanglot. Peut-être venait-elle juste de comprendre qu’elle était sans feu ni lieu en cette terre étrangère. Lorsqu’elle ferme les yeux, elle se rappelle de la maison qu’elle a quittée. Ses souvenirs d’enfance. Les camions qui traversaient la nuit faisaient vibrer le plancher et les vitres des fenêtres. De quoi perturber les rêves d’une enfant. Les bruits lui manquent désormais, ces rythmes lui rappellent ses rêves perdus. Ses nuits sont désormais lourds de silence. C’est le chaos sous les apparences. En temps réel, mais comment s’évader d’un temps fictif ?
Coober Pedy, Australie 19:21
Ça ne prévient pas, c’est si soudain. Un tourbillon de vents extrêmement violents. On peut cependant sentir à son approche un changement brutal de température. Une forme de suspension du temps. Les oiseaux fuient en masse dans le ciel. Les vents prennent naissance à la base du nuage d’orage lorsque les conditions de cisaillement des vents sont favorables dans la basse atmosphère. De très faibles tornades peuvent également se développer sous des nuages d’averses. Mais il est déjà trop tard. La tornade fonce sur nous. Son chemin est imprévisible. Un parcours qui paraît hiératique, compliqué à déchiffrer, à prévoir. Il peut dévier à tout instant. Il semble foncer sur nous et voilà que soudain son tracé change brusquement. Il bifurque au dernier moment, nous évite. C’est une force invisible, insurmontable, qui se déchaîne. Le vent vient lier, forcer et anéantir les destins. Ses puissantes rafales arrachent tout sur leur passage. Le paysage est ravagé. Le vent, c’est aussi une projection. Une tempête émotionnelle qui gagne en puissance au fur et à mesure. Dans la tourmente de l’indécision. C’est un cheval qui galope au ralenti dans les nuages. Dans les tourbillons de l’infini.