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Sous les miroirs et les cartes anciennes, nuages

On peut distinguer trois phases dans la production littéraire de Michel Butor, les romans publiés aux éditions de Minuit (La modification, L’emploi du temps), puis les grandes séries poétiques telles Répertoire publié chez Minuit (5 volumes d’essais et conférences), Le génie du lieu publié chez Grasset pour le premier volume, puis chez Gallimard pour les suivants (5 volumes de critique géographique), "Matière de rêves" publié chez Gallimard (5 volumes d’onirographie), "Improvisations" publié par La Différence (7 volumes d’enseignement universitaire sur Flaubert, Michaux, Rimbaud, Balzac et Butor lui-même) et Avant-goût (2 volumes de poèmes) et ces dernières années, la « poussière de livres » de toutes sortes que publie Michel Butor.

Ce recueil d’anthologie nomade, dont je me sers souvent en ateliers d’écriture, rassemble un échantillonnage de ses principaux textes et cycles poétiques, en vers ou en prose. Leur agencement, leurs styles et leur rythmes différents, sont un début d’explication, une magnifique entrée en matière dans l’œuvre protéiforme de Michel Butor.

L’art poétique de Michel Butor est un art de l’assemblage.

La roseraie en flammes, poème de Michel Butor, installation à Lucinges, en septembre 2011

Dans Mille et un plis, Matière de rêves 5, Michel Butor a écrit un très beau texte intitulé sur les nuages dont le voici un extrait :

1)

Traces de dinosaures dans la boue le long des fleuves de laves parmi les cendres de sigillaires dévastées par la tornade, nuages.

2)

L’horizon fait le gros dos comme un fauve tandis que les troupeaux dévalent parmi les haies dans les chemins creux mouchetés de touffes de laine, nuages.

3)

Village de ruches parmi les ombelles au creux de la carrière abandonnée entre les tas de bûches qu’enlacent ronces, clématites et viornes au bord des tourbières, nuages.

4)

Arène avec foule en chemises claires, chapeaux gris et noirs, éventails, mantilles, garçons passant plateaux de limonades et glaces, envols d’écharpes, fumées de cigares, nuages.

5)

Villes avec dômes et flèches sur promontoires successifs battus par des raz de marée, séparées par de calmes baies et des rades resserrées avec ports et aéroports surmontés de phares et de tours de contrôle, nuages.

6)
Arrachements, bouquets d’échardes, haillons sous lesquels rampent des hordes souffreteuses dans les bidonvilles aux tôles écartelées, avec des flaques sous les robinets des fontaines et de grands terrains d’épandage parcourus de flammes et pillards, nuages.

7)

Filets séchant sur les quais où courent les chiens, virent les camions des cimentiers et les motos des gendarmes ; les flotteurs mal peints s’amassent en bubons sur les cylindres des cordages, et les poupes montent et descendent tandis que les bras d’un jeune marin nonchalant tâte l’eau, nuages.

8)

Veines sur de longs membres qui s’attachent à des ventres et torses qui se tordent en palpitant dans leurs nages parmi des algues et des chevelures autour de radeaux et d’île rocheuses avec des pins tourmentés sur leurs échines, nuages.

9)

Régates vues d’en dessous avec les voiles et les pavillons claquants devinés à travers la surface moirée de lune ; des troupes de dauphins viennent flairer les quilles, se frotter aux gouvernails, écouter intrigués les cris, les rires et les claques des humaines, se rassemblent en conciles pour les interpréter, nuages.

10)

Perruques, houlettes, falbalas, robes à paniers, chaises à porteurs, éperons, tricornes et violes dans les grottes artificielles à peine débarrassées d leurs lierres, nuages.

Mille et un plis (Matière de rêves 5) : (120 nuages), pp.341-343.

En cherchant des textes sur Michel Butor sur Internet (au passage je vous conseille la lecture du passionnant entretien avec Michel Butor réalisé par Nathanaël Gobenceaux : Quelques éclaircissements sur la relation de Michel Butor à la géographie., [1], j’ai découvert ce nuage de mots clés (il s’agit en fait des expressions et termes fréquents du livre D’un jour à l’autre, paru aux Éditions Hôtel Continental, en 1987, et numérisé par Google Books, à partir duquel j’ai tenté d’écrire un texte à l’annonce de la mort de Michel Butor.

aéroports ailes apparition des premiers

blancheur qui devient algue et profondeur dans les récifs intimes, les sous-marins fantômes dans la roue des atolls

braise brassée brin brindilles canyons de varechs chevelures comète cornes corridor

craquements des articulations dans l’eau d’huîtres et de pétrole

crinières croisée de rayons d’écales d’écriture déchiquetées dégoulinant démons revivent déposer derrière devient algue dunes de vase effarement des premiers enfant noir épines étapes exemplaires feuilles fièvre baisse flammes bleues flaque fleuves de salive flottent forêt frémissante

fuir, il me poursuit. Je roule autour dans les replis des draps.

gémisse glaçons

glissando des ongles , les larmes, les heures déchiquetées, les trains, les sous-marins fantômes, l’antique effarement des premiers yeux sur Terre

Hôtel Continental

Inlassablement je tourne autour, je roule autour ; inlassablement j’essaie de le prendre, il m’évite ; je tourne autour.

j’ai l’impression J’essaie l’antique effarement l’autre l’eau d’huîtres lave lianes lunettes volantes m’évite mâchoires

Mains transpercées dans l’éclaboussement par cette croisée de rayons rouges

Meules mieux le laisser moi-même nacre naseaux neige nœuds du plexus nuages qui creusent numérotés ombre palpe pétrin des songes pétrole pleuvent poitrines

premiers nombrils sur des ventres tout neufs, brassée dans le pétrin des songes tandis que les démons revivent sous mes doigts

premiers seins premiers yeux prochaine récifs intimes remous replis des draps ronces roses des sables roue des atolls roule sables mouvants sement serait-il venu silex suinte toire tournoie transpiration

trombes ; j’essaie de le prendre, il m’évite dans les chevelures et les convulsions, les fleuves de salive

tronc vagues d’angoisses ventres tout neufs visage yeux sur Terre

J’ai eu la chance de croiser Michel Butor il y a cinq ans à l’occasion du Salon du livre d’artistes de Lucinges où il vivait, et de lui parler. Dans ces paysages du village de Haute-Savoie qu’il ne quittait plus depuis longtemps et qu’il aimait arpenter.

Dans le champ mitoyen du petit cimetière de Lucinges...

Il y a des vaches, et le magnifique paysage de la vallée d’Annemasse à perte de vue.

« Prairies à pommiers et pissenlits avec barrières blanches et vergers de l’autre côté, routes sinueuses, villages blottis, châteaux d’eau, ponts sur la voie ferrée, les vaches qui rentrent le soir avec leurs sonnailles ». [[Mille et un plis (Matière de rêves 5) : (120 nuages)]

[1« Je suis très sensible au paysage. Je suis très sensible au paysage en mouvement, c’est-à-dire à la façon dont le paysage se transforme quand on le parcourt. Le paysage immobile, c’est la peinture. Je suis passionné par la peinture bien sûr. Mais j’ai envie d’entrer dans le tableau. Il y a des arbres, j’ai envie d’aller de l’autre côté des arbres. Donc ici, je suis très heureux d’avoir une espèce de tableau à ma fenêtre, avec des arbres, et avec la lumière ça change tout le temps. C’est très beau. Et j’aime bien les paysages de montagne parce que l’horizon change considérablement, parce qu’il y a des objets qui passent les uns devant les autres. J’aime beaucoup les paysages mobiles, donc les paysages vus du train, les paysages vus de l’avion. Et puis j’aime aussi beaucoup la déambulation, la façon dont on explore le paysage. Je crois qu’on peut distinguer deux choses : le paysage à plat - le cadre, donc ce qu’on voit en restant immobile devant un cadre, même si on peut se rapprocher ; quand on regarde de la peinture, on va aller regarder des détails, et cætera, mais après il y a ce paysage qui est quand même sur un plan - et le paysage traversé, le paysage à l’intérieur duquel on se promène. »


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