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Casablanca est le fleuron de l’Art déco et des guides improvisés

Sur la place de la Grande Mosquée, le bruit de l’océan dont les déferlantes se brisent dans un nuage brumeux qui surplombe la jetée. Coups de sifflets répétés. Il y a un langage du sifflet comme une langue des coups de klaxon, mais parfois l’erreur se glisse dans les propos et leur compréhension par les autres. Le gardien à l’abri dans sa guitoune en bois comme une vieille cabine de plage en bois usé par les embruns, se lève et avance énervé en direction de la Mosquée, chacun de ses pas accompagnés de brefs coups de sifflet à l’adresse des personnes qui tentent d’entrer dans la Mosquée d’un côté et de l’autre côté aux gardiens de ce secteur qui ne les ont pas remarqués et ne bougent pas.

La porte de la Mosquée laissée ouverte permet d’entrevoir une immense pièce d’eau dont les reflets se répercutent sur tous les murs. Mais ce n’est peut-être qu’un mirage d’où je me trouve.

Un homme danse en plein milieu de la rue, cheveux longs, le teint gris, les yeux aux pupilles dilatés, il chancelle dans sa folie solitaire, avant de s’immobiliser comme s’il se rappelait un lointain souvenir exigeant toute son attention. Un homme en moto le klaxonne courroucée avant de le contourner voyant que le danseur l’ignore. Ici, la folie se contourne d’un coup de klaxon magique.

Traversée de l’ancienne médina, labyrinthe de ruelles étroites au rythme trépidant, bordées d’échoppes et d’ateliers d’artisans, fourmillant d’activités et de bruits, sans oser prendre une photo, trop de personnes, de regards, d’habitants, d’odeurs de fritures et d’oranges pressées, d’épices et de couleurs. Un appel à la prière me trouble. Et la musique grésillant à la radio me laisse rêveur. Je marche vite, d’un pas décidé, je ne sais pas où je vais avec précision, j’enregistre tout mais sans appareil. Des images me reviennent comme une phrase qu’on répète pour ne pas l’oublier. Un poème qu’on apprend par cœur. Un homme masse le front d’un autre pour soulager sa douleur passagère, leur proximité est d’une grande intime, d’une douceur attendrissante. Un homme, bras nus, pousse une lourde carriole emplie de sac de ciments Lafargue, les muscles saillants de ses bras tremblent à chaque secousse de l’engin chahuté par les trous et les dénivelés du sol. Une jeune fille aux yeux noirs très dessinés, cheveux roux, filasses, vêtue d’un vieux survêtement bleu ciel, me dévisage en suçotant un fruit dont j’ignore le nom. Murs lépreux, vêtements séchant aux fenêtres, ruelles adjacentes à l’artère principale comme un mille-pattes s’échappant au loin.

Alors que j’avais prévu de rentrer à l’hôtel Ibis, près de la très moderne Gare du Port, je remonte le boulevard Félix Houphouët Boigny, pour photographier la façade d’une vieille maison, dont le matin en taxi j’avais aperçu les fenêtres évidées. Un peu plus loin, près de la porte de la vieille Médina, du côté le plus touristique, je me fais gentiment alpagué par un vieil homme moustachu, prévenant, qui veut me montrer la mosquée, puis un ami à lui qui tient un commerce non loin et puis après il va me montrer la Médina, me promet-il en souriant, je pourrais prendre des photos sur le chemin. Il est sympathique, il me parle de Paris qu’il dit bien connaître et le voilà qui me cite tous les endroits de Paris et de sa banlieue, il veut se rapprocher de moi, me plaire, il est souriant. Quand nous arrivons enfin dans l’échoppe de son ami, celui-ci insiste pour que je m’assois pour boire un thé, que je prenne mon temps, je sais qu’il est déjà trop tard, pris au piège comme un banal touriste. Je reste aimable mais devant la laideur made in China des articles du magasin de l’homme parti chercher d’autres articles susceptibles de plaire à mes filles, je fais gentiment comprendre au vieil homme resté pour me tenir compagnie (et m’empêcher de partir) que j’ai d’autres chats à fouetter. Je sors rapidement de la Médina avec une sensation de léger malaise empreint de mélancolie, celle du piège qui s’est refermé sur moi.

Le café boîte de nuit Don Quichotte (tout un programme) me pousse à poursuivre mes pérégrinations, à tenter à nouveau l’aventure. Mon regard saute d’immeubles en immeubles. Le soleil qui se couche colore les derniers étages de pointes orangées.

Je prends de très nombreuses photographies, entre dans un marché qui vient de fermer ses portes, les commerçants nettoient leurs étals attirants les chats du quartier. Des hommes se lancent des noms d’oiseaux en plein milieu d’une rue, à propos d’un matche de football, chacun soutenant une équipe adverse. Le tramway flambant neuf a quelque chose de clinquant et de déplacé dans certains quartiers qu’il traverse.

Un homme, voyant que je prends en photo un immeuble art déco, s’adresse à moi avec un large sourire. Casablanca est le fleuron de l’Art déco. Il s’appelle Abdellah Rizki, il me dit être photographe. Étudiant en photo à Ouarzazate. Il va me montrer quelques endroits de Casablanca insolites où l’on trouve des architectures et des œuvres d’Art déco. Il est sympathique même si je sens vite qu’il répète un même discours en boucle (bégayant son discours comme le vieil homme à la Médina), mais je me laisse aller à le suivre malgré la fatigue car le parcours qu’il m’indique est en effet riche de bâtiments que je n’aurais jamais pu trouver seul, et bien vite, au-delà de l’intérêt architectural de ce parcours c’est le labyrinthe étourdissant des rues, des quartiers, dans lesquels il me conduit d’un pas décidé, alerte, enjoué - nous traversons les rues comme le font les marocains, en plein milieu de la circulation - qui m’incite à poursuivre cet itinéraire à ses côtés malgré mes doutes. Les immeubles Art déco ne sont pas tous d’égale valeur architecturale mais ils sont si nombreux qu’ils forment un ensemble urbain homogène et impressionnant. L’homme m’incite à traverser la rue pour prendre le recul nécessaire afin d’admirer les façades qu’il veut me montrer avec une vivacité et la volonté de tout me présenter, sans me laisser le plus souvent le temps de prendre les photos, il veut que je puisse voir les sculptures d’animaux ou les représentations de corps humains, très rares car habituellement absents dans les pays musulmans, me précise-t-il plusieurs fois. Il est trop tard pour couper court, je ne suis pas dupe de son jeu, de son attente, je ne saurai plus me repérer seul désormais, il a ingénieusement manœuvré pour me guider loin de mon point de départ et me perdre en même temps, se rendant nécessaire, boussole indispensable, insidieusement, sans en avoir l’air. Je ne lui en veux pas vraiment et l’argent que je lui donne lorsqu’il me raccompagne à mon hôtel est finalement mérité, à sa manière c’est un safari-photo urbain qu’il vient de me proposer. J’aurais juste préféré qu’il ne me mente pas au départ, son nom et le site qu’il m’a indiqué au café lorsque nous avons fait une courte pause, ne mènent à rien. Et son existence n’est plus dès lors qu’une illusion. Une invention. Il ne me reste plus de ce trajet en ville que les images que j’ai prises. Et c’est déjà beaucoup. Malgré la fatigue, la perte de mes repères et la lumière du jour déclinant.

Et c’est déjà beau.




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