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Les lignes de désir
Tokyo by night




Walking in the rain, Flash and the Pan, in Flash and the Pan, 1979.

« Comment donc doit-on décrire ce quelque chose ? Que l’on choisisse de rester immobile ou de marcher, l’essentiel n’est pas ce que l’on a devant soi, ce que l’on voit, entend, veut, saisit ou dompte. C’est devant vous un horizon, un demi-cercle ; mais il y a une corde qui réunit les deux extrémités de ce demi-cercle, et le plan de cette corde traverse le monde par le milieu. En avant de nous, visage et mains pointent hors de ce plan ; les sensations et les aspirations accourent devant lui ; et personne soit toujours raisonnable, ou du moins passionné ; cela signifie que les circonstances extérieures ont une manière de conditionner nos actions que tout le monde peut comprendre, et que, même si nous faisons, sous le coup de la passion, quelque chose d’incompréhensible, cet incompréhensible a encore, en fin de compte, sa manière propre. Mais si parfaitement compréhensibles et pleines que paraissent alors toutes choses, le sentiment obscur n’en demeure pas moins qu’il n’y a là qu’une demi-plénitude, une demi-compréhension. L’équilibre n’y est pas tout à fait, et l’homme avance pour ne pas chanceler, comme le fait un danseur de corde. »

L’homme sans qualités, Robert Musil, traduit de l’allemand par Philippe Jaccottet, Seuil, Points Roman, tome 1, pp.219-220.

Le visage riant, le front calme. Il lit son livre mais en commençant par la fin. Et je sais aussi où se trouve la raison de cette étrangeté. Oui, l’étrangeté, c’est toutes les contradictions que le réel ne peut pas abriter parce que la vie en société ne le permet pas forcément, ces contradictions qui existent mais dont on se détourne. Et là, on ne se détourne pas. Mais l’important est dans le silence, ce qui n’a pas été laissé aux mots, enfin à ceux que l’on prononce ensuite. Sans jugement préalable ou remords extérieur. Cela ne se discute ni ne s’explique. C’est comme un engrenage auquel vous ne pouvez échapper. Que l’on choisisse de rester immobile ou de marcher, l’essentiel n’est pas ce que l’on a devant soi, ce que l’on voit, entend, veut, saisit ou dompte. Il faut en parler, le dire aux gens. Il faut que ça sorte. Même si tu n’as pas l’intention de le faire tout de suite, par peur, il faut tout de même commencer à le rendre vrai en l’exprimant. Cela change le cheminement de ta vie.

Pour instaurer un changement qui peut poser problèmes pour telle ou telle raison, il faut l’annoncer aux gens. J’avance pour ne pas chanceler, comme le danseur de corde. Avancer à travers la vie et laisser derrière soi du vécu, le vécu et ce qui est encore à vivre forment une espèce de cloison. La couleur bleue est une base indispensable à laquelle je reviens toujours. Quand le bleu s’étrangle, lassé de battre, celui qui s’en va n’y voit rien. de l’un à l’autre au-delà des limites de l’heure et du jour. Le cheminement de l’homme finit par ressembler à celui du ver dans le bois qui peut sinuer à son aise. Quand ce sera déjà après, et que nous lèverons un peu la tête comme avant, une dernière fois, nous rentrerons dans l’ombre dont nous n’étions jamais sortis. Dans de tels instants, les paroles prononcées n’ont aucune importance. Mon regard se tourne vers l’intérieur, c’est un cheminement, pas à pas, je laisse ma volonté de maîtriser le geste. Nous lasserons-nous un jour du bleu du ciel ?

Un scintillement. Comment donc doit-on décrire ce quelque chose ? Recensement de moments, d’arrangements depuis lesquels s’énoncerait quelque chose. Impulsion première et point d’ancrage. Rien que de l’annoncer aux gens, et ça commence déjà à changer. Et si tu décides, finalement, de continuer comme avant, eh bien tant mieux, ça te regarde. Il y a en lui ou en elle telle aspérité qui s’accroche, par son évolution même, à un des ressorts de notre mécanisme. Un jour, rien d’autre qu’un cheminement et retrouver sa voie. Et tout suit. Rien ne peut plus m’arrêter. C’est un intérieur qu’on habite par intermittences. Regarder défiler la ville, sortie de classe et de bureau, derrière les fenêtres d’un café. Ce que l’on dit. Il faut que je sache, que je suive le mouvement, l’impulsion qui m’a été communiquée. L’absurdité du sens et la puissance absolue des sonorités, des mots assemblés pour se disjoindre en scintillements. Quelque chose qui ressemble au courage, au désordre, au désir. En ligne.




Walking in the rain, Grace Jones, in Nightclubbing, 1981.

« De façon apparemment paradoxale, Baudelaire a privilégié la figure du flâneur et fait de la rue du XIXe siècle un spectacle auquel on se rend. Comme dans les passages parisiens, on va à l’exposition, au panorama ou au musée. Ce flâneur est lui-même double selon qu’il correspond à des comportements bourgeois, ou même qu’il finit par adopter le point de vue du poète. Liés au mouvement de la promenade, l’aspect de la rue autant que la silhouette humaine s’en trouve modifiés. La marche alliée au regard du flâneur n’est pas de nature cumulative mais procède au contraire par disjonction, à une mise en pièce instantanée des effets de ressemblance et d’identification. (…) La flânerie est un opérateur de métamorphoses qui fait osciller du régime photographique à celui, sculptural, de la décomposition du mouvement. Procédant par une prise quasi photographique du monde assortie d’un feuilletage arbitraire de vues (une chronophotographie), la flânerie ne compose une suite que dans l’instant, avant qu’un autre surgissement ne se produise et ne transforme le « tableau » à vue. »

Esthétique du mouvement cinématographique , Suzanne Liandrat-Guigues. 50 questions. Klincksieck 2005, p.46.


Dans le cadre de sa résidence à la bibliothèque Robert Desnos de Montreuil, Anne Savelli m’invite à présenter Les lignes de désir, mon projet de fiction en cours d’écriture, dont on peut suivre le word in progress sur ce site.

Le montage de films sur la marche diffusé pendant la lecture des Lignes de désir est un montage réalisé par Arnold Pasquier pour sa conférence Marche que je te marche, proposée dans le cadre du D.6 Paris-Malaquais (ENSAPM), le mercredi 7 avril 2010.

Les lignes de désir sont des passages coupant à travers parcs et espaces verts, visibles sous forme de pistes de terre mal dégrossies ou chemins marqués dans le paysage à mesure d’un piétinement journalier.

Lecture multimédia du texte, par Pierre Ménard et Anne Savelli, suivie d’une rencontre, jeudi 19 mai 2011 à 19h, à la Bibliothèque Robert-Desnos à Montreuil.


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