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Les lignes de désir

Le soleil est haut dans le ciel, c’est un beau jour d’été. Il fait chaud, l’air est lourd, pas un souffle de vent. L’homme dort à même le sol, sommeil d’ivrogne, lourd et fatigué. Il a échoué là, sur le trottoir, sans savoir où il est, ce qu’il fait là. Il a fermé les yeux et tout oublié. Son souffle est épais, aviné, troublé. Je l’entends, passant à ses côtés, je l’observe à peine, gêné. Regarder quelqu’un qui dort c’est troublant, de l’intimité dans le sommeil et nos rêves inavoués. Le rebord du pont lui sert d’inconfortable oreiller, il ne s’en rend même plus compte. La pierre nue est plus douce que la douleur de son sommeil, ses rêves agités. Il a fermé les yeux, il ne me voit pas, mais tous les passants alentour m’observent quand je fais mine de m’arrêter à sa hauteur, lui prêter secours ? Mon regard devient suspect dans son suspens, je dois faire quelque chose mais rester là et l’observer c’est indécent, obscène. Observer de près rend vulnérable et accessible aux gens, aux lieux.

On marche des heures durant, au hasard des rues et des rencontres. Les bâtiments, les passants, ou le sens de la circulation sont autant de rencontres que l’on fait en ville quand on marche. Dans ce quartier qui mêle ancien et moderne, une église derrière un grand mur d’enceinte, on regarde un moment ce bâtiment avant de se rendre compte qu’une porte un peu plus loin nous permet d’y entrer. C’est une sorte d’îlot isolé, à l’abri du bruit, de la circulation et des regards. L’accès n’est pas réservé, facile d’y entrer, pourtant plus personne ne vient là, le lieu est abandonné. L’église est fermée depuis si longtemps, plus personne n’y entre. À l’ombre du vieil arbre, une cabane de chantier, l’hôpital est en travaux. Abandonnée là comme un vieux jouet et depuis si longtemps, qu’on a déposé contre elle de vieilles planches, cadres et montants de fenêtres, vitres cassés, détritus de travaux, matériels abandonnés, bien disposés les uns contre les autres comme des livres dans une bibliothèque.

Dix ans plus tard, au même endroit, sur le pont de la rue Louis Blanc qui se profile au-dessus du Canal Saint-Martin, je retrouve un homme à la rue, profondément endormi sur le maigre rebord du pont métallique, deux sacs plastiques comme des oreillers improvisés aux allures de sacs de lestage, dans l’inconfort d’une position précaire et instable que seule justifie la lourdeur d’un sommeil sans rêves. Tel un cadavre sans sépulture, une statue descendue à la hâte de son piédestal, abandonnée dans la précipitation des événements. Le temps passe, on dira que rien ne change, ce n’est pas vrai, ce n’est pas juste. Il y a certaines choses qui empirent. Cet homme est à la rue mais personne ne le remarque plus. Il se fond avec le décor. Il est devenu invisible. La crasse de ses vêtements se confond avec la saleté des trottoirs, la pollution de la pierre, son usure, et la rouille du pont. Il respire encore, mais aucun de ses membres ne bougent, il est parfaitement immobile. Une pierre. Un gisant.


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