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Stratégies obliques

Dans le cadre de l’atelier que je mène à Sciences Po pour la deuxième année : Récit sonore collectif : La ville à l’écoute, j’ai demandé à mes étudiants d’écrire une série d’injonctions urbaines qui s’inspire des Instructions pour monter un escalier de Julio Cortázar et du jeu de cartes conçu par Brian Eno et Peter Schmidt, Stratégies obliques (Oblique Strategies), chacune de ces 113 cartes porte une indication apparemment énigmatique ou ouverte à diverses interprétations, par exemple « Arrête-toi un moment », « Ce n’est qu’une question de travail » ou « Examine avec attention les détails les plus embarrassants et amplifie-les. » Ce texte collectif sera enregistré dans la séance de ce soir, pour intégrer les parcours audioguidés que nous allons réaliser à la fin de l’atelier.

Boulevard Raspail, Paris 14ème

Souriez à trois personnes successivement. Ramassez trois billets de métro. Entrez dans une cour, faîtes-en le tour dans le sens des aiguilles d’une montre, puis ressortez en regardant votre montre. Observez la même personne dans la rue jusqu’à ce qu’elle disparaisse. Demandez à la première personne croisée l’orthographe d’un mot compliqué comme hypoglycémie, posthume, lilliputien, panégyrique ou circonlocution. Demandez à quelqu’un l’heure qu’il est à New York. Marchez à reculons sur 20 mètres puis reprenez votre chemin en marchant à l’endroit. Ne regardez qu’à droite pendant 3 minutes, faites de même à gauche les 3 minutes suivantes. Proposez à un(e) inconnu(e) de vous accompagner dans votre marche un moment. Tournez à droite lorsqu’il faut aller à gauche et inversement. Marchez en ne regardant que le ciel puis en ne regardant que vos pieds. Comptez vos pas jusqu’à 100. Passez entre les gens qui marchent côte à côté. Essayez de vous souvenir d’un trajet que vous connaissez bien, dans un autre quartier, ou une autre ville, et tâchez de le reproduire le plus précisément possible.

Rue de Clignancourt, Paris 18ème

Chantez à haute voix. Sortez votre parapluie s’il ne pleut pas. Faites des étirements, relaxez vous un instant. Proposez à un(e) inconnu(e) de le/la masser. Suivez quelques minutes l’itinéraire d’une personne qui vous semble intéressante/curieuse/etc… Faîtes semblant de promener un chien au bout d’une laisse invisible. Mettez les mains dans le dos. Et avancez doucement. En vous balançant. Souriez. Souriez aux gens, à droite, à gauche. Puis souriez au ciel. Et chantonnez. Sortez tout l’argent que vous avez sur vous. Donnez-le au premier nécessiteux venu. Souriez-lui. Faîtes-lui un câlin. Riez fort et sautillez. Rebroussez chemin et mettez vous à courir lorsque vous apercevez un représentant des forces de l’ordre. Attrapez par le bras une personne de sexe opposé et invitez là à danser. Chantez, en guise de musique. Faîtes le/la tourner. Saluez, puis quittez le/la. Prenez soudainement un visage impassible et une démarche « sèche ». Simulez un spasme.

Rue Ramey, Paris 18ème

Essayez d’agripper un passant, toujours en simulant. Une fois que vous le tenez, arrêtez de bouger, lancez lui un sourire cruel et éclatez d’un rire diabolique, cette fois. Froncez les sourcils. Recroquevillez-vous sur vous-même, accroupi-e. Levez-vous d’un bond et marchez d’un pas rapide, comme en furie, les dents serrées, la bouche ouverte en regardant à gauche et à droite alternativement. Demandez à quelqu’un où est le métro le plus proche lorsque vous vous trouvez devant l’entrée du métro. Demandez à quelqu’un où on peut acheter une bonne baguette. Marchez dans la rigole du trottoir, même si elle est pleine d’eau, pendant une dizaine de mètres. Arrêtez-vous brusquement si beaucoup de gens vous entourent, certains vous rentreront dedans. Tournez la tête à droite et lisez le premier panneau croisé sur votre trajectoire. Donnez un coup à la première personne qui vous croise en sens inverse à votre gauche. Regardez droit devant vous, le plus loin possible à l’horizontale. Donnez un titre à ce que vous voyez. Dites-le à voix haute. Prenez une grande inspiration. Toussez. Levez le bras gauche le plus haut possible, pointez votre index et regardez ce qu’il y a au bout. S’il y a quelque chose au-dessus autre que le ciel, vous avez perdu. Comptez le nombre de lampadaires jusqu’à ce que vous arriviez au bout de la rue dans laquelle vous vous trouvez en ce moment. Prenez la première à droite, faites un tour sur vous-même dès que vous franchissez une plaque d’égout. Faites peur à des pigeons. Marchez à quatre pattes sur 10 mètres. Relevez-vous puis observez les visages des passants.

Rue de Rivoli, Paris 1er

Entrez dans la première boutique que vous voyez et demandez des conseils au vendeur ou à la vendeuse, quels que soient les articles en vente. Fredonnez une chanson jusqu’à ce que vous rencontriez une bouche de métro. Là descendez. Prenez le métro qui va le plus au sud ou le plus à l’ouest. Dans le métro, essayez de ne rien toucher, gardez votre équilibre en restant debout au milieu de la rame. Entrez dans un café. Demandez un expresso au comptoir. Lisez un journal. A défaut, posez une question sur le quartier au garçon. Sur 50 mètres, comptez le nombre de couleurs de voitures différentes que vous pouvez voir. Cherchez un endroit où vous asseoir. Là, essayez de décrire toute la flore que vous pouvez apercevoir. Regardez l’immeuble en face de vous et imaginez ce qui se cache derrière ses fenêtres. Levez-vous et marchez très lentement en regardant vos pieds et ce qu’il y a autour de vos pieds. Faites la même chose mais en regardant en l’air. Prenez en photo toutes les poignées de porte. Exécutez un baisemain à chaque chien que vous croisez. Trouvez un touriste Nord-Coréen. Récitez l’alphabet à l’interphone d’un immeuble haussmannien. Vendez au meilleur prix une mèche de vos cheveux. Rendez-vous au métro le plus proche, et descendez l’escalator en sens inverse. Attisez la haine entre deux pigeons pour un morceau de pain, et filmez le combat en le commentant. Clamez haut et fort vos convictions politiques. Maintenant que tout le monde écoute et vous regarde d’un air bizarre, faites un câlin à tous les gens présents dans la rue. Avancez. Avancez plus vite.

Place de la Concorde, Paris 8ème

Dites bonjour à votre prochain, ça vous changera de votre quotidien. Traversez chaque passage piéton en sautant les traits blancs à pieds joints, en faisant tourner vos bras toutes les trois bandes grises. Chantez à chaque fois que vous changez d’arrondissement. Fermez les yeux quinze secondes à chaque fois que vous apercevrez un parisien promenant son chien. Squattez un parapluie s’il se met à pleuvoir, débutez une conversation avec votre hôte. Dansez sur l’avenue si le cœur vous le dit. Lisez toutes les publicités que vous voyez en ne prononçant pas les voyelles. Tournez à droite. Faites 500 mètres. À la première boulangerie croisée, achetez une religieuse (au café si vous avez du goût). Faites un compliment à la vendeuse. En sortant donnez votre religieuse à la personne qui fait la manche. Chaque fois que vous croisez un passant, soufflez-lui dessus. Chaque fois que vous croisez un cycliste, simulez un croche pattes et retirez votre jambe au dernier moment pour ne pas le faire tomber. Faîtes un compliment à la première femme que vous voyez, et un reproche au premier homme que vous rencontrerez. Après avoir sauté à pieds joints dix fois, vous irez jusqu’à la prochaine grille d’égout à cloche pied. Installez confortablement dans un taxi, et répétez juste le mot « seine », pas d’autres mots, jusqu’à ce que le taxi vous dépose aux quais de Seine.

L’irrévérence de cette série d’injonctions pédestres et parfois peu urbaines, me rappelle l’humour corrosif de cette fameuse scène de Mes chers amis (Amici miei) le film réalisé par Mario Monicelli en 1975, avec entre autre Philippe Noiret, Bernard Blier, et Ugo Tognazzi.




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