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Google Street View remonte dans le temps numérique

« Si je parle du temps, c’est qu’il n’est pas encore / Si je parle d’un lieu, c’est qu’il a disparu / Si je parle d’un homme, il sera bientôt mort / Si je parle du temps, c’est qu’il n’est déjà plus. »

Raymond Queneau



Après 9,5 millions de kilomètres parcourus en sept ans, en voiture le plus souvent, parfois à vélo ou en motoneige, et même à pied, Google Street View permet désormais de remonter le temps avec les archives de son système de photographies panoramiques stockées sur ses serveurs depuis 2007.

Pour évoquer cette nouveauté sur son blog Google prend trois exemples : la sortie de terre de la Freedom Tower, dont la construction a en fait commencé en 2006 et s’est achevée l’an dernier ; la construction du stade de la Coupe du monde 2014 de Fortaleza, au Brésil ; la destruction puis la reconstruction de la ville d’Onagawa après le séisme et le tsunami qui ont ravagé les côtes japonaises en 2011.

Quand on part à la découverte de ce changement on se rend compte tout d’abord qu’il n’est pas encore effectif sur tout le territoire, en fait sur le site peu de lieux proposent dès à présent cette fonctionnalité, mais elle sera disponible dans les prochains mois. Plusieurs approches s’imposent à moi sur les lieux visibles à présent :

Un lieu à travers les saisons :

Dans la campagne, les changements du lieu sont visibles au niveau du temps (du temps qu’il fait plutôt que du temps qui passe), du jeu des saisons, ce qui d’habitude dans une excursion sur Street View pouvait intervenir en tous lieux, mais sous la forme d’un passage brutal d’une époque de prise de vue à une autre, le trajet du chauffeur de la Google Car arrêtant son trajet en plein milieu d’une route de campagne, parfois poursuivi par un autre chauffeur, quelques mois ou quelques années après, en une autre saison, créant d’insolites sauts dans le temps. Cette route de campagne aux abords de Coudon, non loin de Tournon Saint-Martin que j’évoque dans Laisse venir, mon projet de voyage intemporel Paris-Marseille avec Anne Savelli, en est le parfait exemple.

Quatre prises de vues successives, entre 2008 et 2013 montrent la maison inchangée, vieille bâtisse de campagne en pierres, d’un étage, avec le toit pentu recouvert de tuiles, seuls les arbres devant la maison (emplis de feuilles vertes au printemps, nus en hiver), l’allure du champs en contrefont (planté en été, terre apparente au printemps au moment de la semaison) et le muret devant qui sépare la route et la maison (couvert de neige en hiver), indiquent les menus variations des quatre saisons.

Un lieu dont on souhaite découvrir le passé par strates successives :

Pour un projet d’écriture ayant pour thème et lieu d’investigation principal Paris, je procède depuis plusieurs mois à des repérages photographiques, topographiques et à des enquêtes sur le net pour avoir une image des lieux la plus complète. S’il est parfois aisé d’obtenir des informations sur es sujets les plus variés concernant l’actualité, il est parfois beaucoup plus compliqué de rechercher des informations très précises sur un lieu ou une personne disparue depuis longtemps. Je voulais par exemple décrire la passerelle métallique que l’on aperçoit dans une scène du film de Jean-Pierre Melville avec Alain Delon : Le Samouraï. Je ne retrouvais que la scène du film en question sur Internet, mais aucune information, ni images sur sa destruction récente.



J’avais récemment été sur place prendre en photo la gare Masséna abandonnée, recouverte de graffitis. Sur les images de Street View, la métamorphose radicale du lieu apparaît très nettement, destruction de la passerelle, puis mise en place du chantier du tramway redessinant profondément et durablement cet endroit. Street View devient un outil de mémoire de l’espace géographique, urbain et champêtre que l’on peut désormais interroger. Comme toute mémoire il s’agit d’un magnifique palimpseste, où les strates temporelles permettent une appréhension plus fine de l’espace, au fil du temps.

Le projet de Graffiti Archeology sur les graffitis de San Francisco, New York, Los Angeles et d’autres villes procédait de la même manière en son temps novateur, accumulant tous les enregistrements des différentes interventions artistiques sur un mur (certains murs semblent avoir été spécialement érigés pour attirer tagueurs et grapheurs), permettant à l’internaute de « remonter le temps » pour faire défiler le « film du temps » des interventions artistiques qui se succèdent à un rythme plus ou moins effréné au fil des saisons.

Sur Street View, la tendance est plutôt à chercher les changements les plus radicaux (Google cite l’ouragan Katrina et le tsunami japonais dans ces exemples de lieux à visiter pour découvrir la nouvelle fonctionnalité de son dispositif), les murs peints, ou comme on l’a vu les chantiers également, sont un bon moyen de voir la ville de transformer, s’animer.

La Pointe Poulmarch, croisement de la rue Poulmarch et du Quai de Valmy, à Paris dans le 10ème, est un endroit très prisé par les artistes qui profitent du grand mur nu de l’immeuble qui fait l’angle pour y intervenir régulièrement.



Cinq images, cinq états différents du mur, au fil des saisons (de mai et août 2008, à février 2009, puis septembre 2010 et finalement mai 2012 pour la dernière version).

Google Car place Stravinsky entre l’Ircam et le Centre Pompidou

Pour le première fois depuis que je m’intéresse de près à Street View, en animant notamment le site Le Tour du jour en 80 mondes, où je recense toutes les œuvres artistiques se déroulant sur ou autour de Google Street View, j’ai enfin croisé une Google Car. Elle roulait au pas aux abords de la place Stravinsky entre l’Ircam et le Centre Georges Pompidou (joli symbole artistique). Et je l’ai prise en photo à plusieurs reprises en me doutant qu’elle aussi était sans doute en train d’enregistrer mon image à cet endroit là. Et que la boucle pouvait se refermer sur elle-même, jusqu’à son prochain passage où après m’avoir fait apparaître elle me fera disparaître d’une de ses strates spatio-temporelles.

Dans le film iranien de Bahman Ghobadi, Chats Persans que j’ai vu à la télé quelques jours plus tard, cette phrase d’une des chansons du groupe au destin tragique à soudain résonner plus sensiblement en moi :

« Je voudrais une horloge sans aiguille pour que chaque jour soit aujourd’hui et que demain ne soit pas à craindre. »


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