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Séance 367

Cet atelier figure dans l’ouvrage Comment écrire au quotidien : 365 ateliers d’écriture, édité chez Publie.net en version numérique et imprimée : 456 pages, 24€ / 5,99€.

Vous pouvez commander ce livre directement sur la boutique de Publie.net (une manière de soutenir la maison d’édition et ses auteurs) ou en ligne (Amazon Place des libraires, etc.) — et bien évidemment chez votre libraire en lui indiquant l’ISBN 978-2-37177-534-3, distribution Hachette Livre.

Proposition d’écriture :

Faire l’inventaire, sans ordre précis, de tout ce qui raconte sa vie, à partir des objets de son quotidien, et dévoiler ainsi son propre trajet dans le temps, grâce à ces objets, les vertiges qu’ils creusent dans l’expérience immédiate, chacun rappelant en filigrane les souvenirs de sa jeunesse et ravivant « cette sensation de monde qui s’ouvre. »

Autobiographie des objets, François Bon, Seuil, Fiction & Cie, 2012.

Présentation du texte :

François Bon a d’abord écrit son texte Autobiographie des objets en ligne sur son site Tiers-livre où le lecteur a pu le découvrir jour après jour sous une forme séquencée et « cette unité compacte que lui donne le « livre » s’enrichie de cette expérience d’écriture par « entrée » qui n’est pas sans rappeler l’intertextualité du Web, comme le rappelle Jérémy Liron, l’accumulation verticale des blogs. Et là où le livre s’achève, à la publication, le texte continue puisqu’il ne s’agit jamais de conclure, mais seulement d’engager des manières qui révèleraient ce qui nous fait dans notre rapport au monde. »

François Bon sélectionne dans ce livre de mythologies personnelles des objets, et pour chacun invoque les souvenirs et réminiscences s’y attachant. Ce qu’il essaye de mettre en évidence, d’un fragment de mémoire à l’autre, « c’est l’importance et la rémanence matérielle d’un tel objet, parfaitement incongru, parfaitement inutile, dans le parcours personnel. » Il fait surgir autour de chaque objet, des souvenirs, des anecdotes, des émotions, des odeurs, et invente avec cette forme d’inventaire autobiographique, le paysage d’un temps retrouvé.

« Autobiographie des objets, écrit Emile Rabaté dans Libération, se parcourt comme la carte d’un territoire physique et mental, où les objets façonnent les reliefs intimes. »

François Bon précise d’ailleurs sur son site qu’il prolonge le travail terminé dans le livre publié, par une tentative d’accumulation complémentaire de textes et d’objets ajoutés sur son site : « Il ne s’agissait pas de traiter ces objets pour eux-mêmes, mais en fonction de ce qu’ils me faisaient franchir intérieurement, dans l’autobiographie à conquérir. Puis la marche générale du texte vers les visages des morts, et l’armoire aux livres de Damvix, devenaient à la fois son mouvement et sa clôture. »

question

C’est une danse : on ne s’y reconnaît plus. De deux ans en deux ans il faut se débarrasser de l’ancien et remplacer par ce qui est tellement mieux – de toute façon, l’objet tombe en panne de lui-même et ce n’est pas réparable. C’est une fête aussi : le questionnement sur le monde, par la vitesse, les avions, les villes découvertes, et ce que nous apprenons à grignoter par nos doigts sur le plastique ou la dalle tactile du téléphone nous apporte des musiques inouïes, des livres rares, l’état précis des routes ou des trains. On roule sur un abîme : la planète mise à mal, les problèmes politiques et les conflits chacun susceptible de tout faire s’écrouler plus vite qu’aucun conflit autrefois, le cynisme froid de l’argent soufflant plus fort que les vents de haute altitude. Et ces objets à obsolescence programmée qui ont remplacé la vieille permanence, on ne supporte pas de penser à qui et comment et où ils ont été fabriqués, ni ce qu’on fera ensuite de leurs métaux rares et poisons des semi-conducteurs. L’ancien nous émeut : pas forcément pour l’avoir tenu en main dans l’enfance – un tracteur à rouiller dans un champ, une voiture en équilibre sur la pile d’une casse périurbaine, vue rapidement du train, et c’est le temps tout entier qui vous surgit à la face, et ce qu’on n’a pas su en faire. Et pourtant. Jamais on n’a connu plus finement l’immensité qui entoure notre propre mystère : exoplanètes et lumière fossile, galaxies naissantes, et la même chose pour l’atome ou la cellule, théories qui renoncent à unifier pour mieux comprendre corde à corde l’immensément petit ou l’immensément lointain. Dans les vieux livres, on cherche notre aventure. On lit par l’ancienne aventure le désarroi d’avoir manqué la nôtre. Les morts sont auprès : mains et voix. On entre dans les maisons, on les revoit tout au bout. Leurs objets à eux, l’invention qu’ils ont connue, et l’ébranlement qui les suivit. On est donc soi-même si vieux, à son tour, pour que l’apparition de la machine à laver, du téléviseur ou des guitares électriques nous soit un événement, quand la valeur symbolique de tout cela à son tour s’est évanouie ? On n’a pas de nostalgie – l’idée d’une mélancolie est plus riche, plus subversive même, à la fois quant au présent et au passé. Dans le chambardement des villes, on a désappris d’accumuler et garder (même si). Reste le présent, et son abîme : faute de le comprendre, et dans l’amplification majeure, chaotique qu’il représente, revenir lire les transitions successives. Il y a vos mains, et il y a ce front froid des morts, ceux qui furent vôtres. Au bout, tout au bout, on le sait : rien que les livres. Parce que cela aussi serait en danger, où on a tant appris ? Alors eux aussi les lire dans ce bouleversement des choses. Comment croire que soi-même on provienne d’un tel monde ? Cinquante ans, une paille.

nylon

En s’interrogeant sur le tout premier objet que je puisse considérer comme possession personnelle, c’est ce mot nylon que je trouve. Il y avait peu de boutiques, dans la rue
unique du village qui les contenait toutes. Le quincaillier, le pharmacien, une mercerie, et cette épicerie bazar – celle où on se fournissait, qu’on appelait le Syndicat, n’avait pas de vitrine. Les autres commerces, les deux boulangeries, le notaire, le garage de mes grands-parents, ce n’étaient pas à proprement parler des vitrines.

Cette boutique dont je n’ai qu’un souvenir extrêmement vague de l’intérieur, sombre, carré, encombré – mais comment ne pas la mêler à trente autres pareilles visitées depuis –, on lui donnait le nom de sa propriétaire, et je ne saurais pas non plus le redire. Dans la vitrine, il y avait un carton jaunissant avec des canifs de taille grandissante, les autres objets je ne les vois pas, et cette corde nylon bleue repliée en écheveau compact, avec une opacité, des brillances.

Je n’ai aucune idée aujourd’hui de l’usage que j’en entrevoyais. Peut-être, justement, pas d’autre usage que cette consistance souple et brillante du nylon, matériau neuf. J’avais une pièce, c’était un cadeau, ça devait être la première fois que j’avais de l’argent à moi en propre – j’imagine une pièce de cinq francs (mais on était dans les anciens francs, donc une pièce de cinq cents, quelque chose en amont du billet de mille), la corde valait deux francs, j’étais entré, je l’avais achetée. Dans un village où forcément on sait qui vous êtes, et vos parents, j’avais dû adopter un mutisme borné et ne pas répondre à ces questions, dont l’art paysan veut qu’elles soient toujours détournées.

Ma mère s’était aperçue de la présence de la corde nylon à peine deux jours plus tard. Où je me l’étais procurée, et pour quoi faire, il fallait répondre. J’avais avoué l’échange de la pièce de cinq francs : j’ai appris ce jour-là qu’on ne m’avait pas confié pareil argent pour valeur d’échange, mais capitalisation contrainte. J’avais gaspillé. La possession dans laquelle j’étais entré par ma transaction ne compensait pas l’abandon de la pièce, dans sa potentialité d’échange.

J’avais dû remettre la corde à ma mère, ça ne se discutait pas. Dans le jardin on avait, entre des poteaux de ciment, trois cordes à linge en fil de fer, et l’espace pour une supplémentaire, la corde de nylon a fini là. Elle ne m’intéressait plus, dénouée, utile, sans opacité ni brillance.

J’ai seulement gardé cette impression qu’elle donnait, de l’autre côté de la vitrine, et que j’avais osé entrer pour l’acheter.

miroir

Je ne crois pas avoir de fascination particulière à mon image. Le plus difficile, au contraire, est probablement de l’accepter. C’est étrange, avec ces appareils qui permettent de stocker si facilement des autoportraits, la curiosité qu’on peut en prendre, mais je les efface tout aussi vite : on voit surtout le vieillissement.
Nous habitions loin des villes. Luçon avait valeur d’utilité, mais il y avait la librairie Messe, où nous nous rendions pour les manuels scolaires de l’école, où j’ai pris le goût des
livres, et rêvé devant un globe – qu’on a fini par m’offrir.
La Rochelle était plus grande, complexe, magique. La ville s’est dégradée, prise par ce vague abandon des provinces dont le centre a été aspiré comme par une paille dans les répétitives zones commerciales des périphéries, mais il y a toujours ce Prisunic avec un étage. Dans le village, nous ne connaissions pas les étages : pays de vent. Mais là, l’étage était façon des grands magasins parisiens, intérieur au magasin.
Le village et Luçon suffisaient aux achats de nécessité, venir à La Rochelle une fois par an était une attente et une récompense. On entrait au Prisunic, ma mère avait à y faire. Mon père, pendant ce temps, se rendait chez Fumoleau, à La-Ville-en-Bois, le tourneur qui réparait les treuils et moteurs de bateaux, pour les clients mytiliculteurs de L’Aiguillon-sur-Mer.
Mon frère et moi avions eu le droit d’une demande, pourvu qu’elle soit économiquement réalisable. Dans le budget alloué, il s’agissait d’un petit miroir rectangulaire entouré d’une bordure ronde de plastique, au dos cartonné.
Dans la voiture il n’avait pas été question de s’approprier l’achat, le mien comme celui de mon frère dans une poche papier personnelle et séparée – aucune idée si pour lui c’est
aussi un souvenir. Dans la maison que nous habitions, en location, à Saint-Michel-en-l’Herm, il y avait forcément une glace dans la salle de bain, mais donc uniquement pendant les rituels y afférents. Il y avait aussi des rétroviseurs dans les voitures :
je n’ai pas souvenir d’autre glace ou miroir.
J’ai souvenir précis de l’usage très dense que j’ai eu, pendant ces premiers temps, de la glace à dos cartonné et bordure ronde de plastique, rapportée de La Rochelle. Il faut dire que le souvenir des deux villes qui nous entouraient symétriquement, Les Sables-d’Olonne au nord, La Rochelle au sud, est lié pour moi à la netteté optique des lunettes dont je venais d’être doté : le village ne supposait pas qu’on corrige une myopie.
Je me servais du miroir dans la maison, en suivant mon chemin au plafond. C’était fantastique et merveilleux. Pour passer d’une pièce à l’autre on sautait des abîmes. Je ne me souviens de ce miroir qu’à le tenir pour regarder le plafond en marchant. Dehors, c’était encore bien plus inquiétant : c’est le ciel qui surgissait sous vous.
Dans la netteté de cette remémoration, il y a pour moi une évidence : le rapport optique au monde, d’y faire surgir en le renversant, par un cadre, une dimension non finie, est
resté un principe fixe de vie.
Je revois vaguement, dans des périodes ultérieures, le miroir entouré de son plastique dans une caisse en bois de la buanderie où mon frère et moi stockions nos vieux trésors (j’y revois une épée en plastique, pareillement rêvée, pareillement abandonnée).

Autobiographie des objets, François Bon, Seuil, Fiction & Cie, 2012.

Auteur :

François Bon, né en 1953, en Vendée. Père mécanicien-garagiste, mère institutrice. Après des études d’ingénieur à dominante mécanique (Arts et Métiers), travaille dans le soudage par faisceau d’électrons pour l’industrie aérospatiale et nucléaire, en France et à l’étranger (notamment Inde et URSS). Publie en 1982 aux éditions de Minuit Sortie d’Usine. Lauréat en 1984-1985 de l’Académie de France à Rome (Villa Médicis). Commence en 1991 une recherche continue dans le domaine des ateliers d’écriture (Tous les mots sont adultes, Fayard, 2002, réed 2005), et actuellement à Sciences Po Paris. Au théâtre, Quatre avec le mort à la Comédie Française en octobre 2002 et Daewoo au festival d’Avignon en 2004 (Molière). Se consacre plusieurs années à une trilogie sur rock’n roll et histoire des années 60/70 (Rolling Stones, Bob Dylan, Led Zeppelin). Traductions disponibles en allemand, danois, suédois, chinois, néerlandais, anglais, coréen et japonais. En 2009-2010, professeur invité (création littéraire) à l’université Laval/Québec) et l’université de Montréal (UdeM/Montréal). Artiste invité à l’université de Louvain-la-Neuve en 2011-2012. Derniers livres publiés : Après le livre et Autobiographie des objets, Seuil, sept 2011 et sept 2012. Présent sur Internet depuis 1997 via le site tierslivre.net qui devient son principal lieu d’expression et fonde en 2008 la plateforme d’édition numérique publie.net.

Liens :

Le site de François Bon

Publie.net Article Wikipédia sur Colin Chapman

Bonus numérique autour du livre de François Bon

Compléments d’objets après parution du livre.

Revue de presse sur Autobiographie des objets.


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